quinta-feira, 28 de maio de 2009

1856

LES APPLICATIONS NOUVELLES DE LA SCIENCE À L’INDUSTRIE AT AUX ARTS EN 1855
Louis Figuier
Victor Masson, Langlois et Leclerq
Paris
MDECCLVI
Pag. 196 / 240
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Applications de la photographie

On a quelque temps hésité, lorsqu'il s'est agi de classer, à l'Exposition universelle les produits photographiques. Devait-on les considérer comme objets purement industriels, et les placer, dès lors, dans les galeries consacrées à l'industrie proprement dite ? Pouvait-on, au contraire, leur faire l'honneur anticipé de les élever au rang des œuvres d'art, et leur donner accès, à ce titre, dans les magnifiques salles du palais des Beaux-Arts? La première pensée est celle qui a prévalu, et il suffisait, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'œil sur l'exposition photographique de la Belgique, qui se trouvait glorieusement placée au-dessus de l'intéressant étalage de l'honorable M. Troostenberghe, de Bruges, inventeur de bottines imperméables et de souliers sans couture. Toutes les œuvres photographiques envoyées de Bruxelles, Gand et autres villes) de la Belgique, servaient de décor de fond et comme de repoussoir à une superbe rangée de souliers à 36 francs la douzaine, confectionnés par cet artiste en chaussures.
Quoi qu'il en soit des préjugés actuels de l'opinion, sur l'importance de la photographie et sur le rang qui doit lui appartenir parmi les œuvres de l'intelligence moderne, nous allons soumettre à une revue générale l'ensemble des produits de cet art nouveau qui figuraient à 1'Exposition universelle. Nous donnerons ainsi une idée fidèle de l'état actuel de la photographie et des résultats fournis par ses plus récentes applications. Dans cet examen nous ne suivrons point la voie d'une sèche analyse. Nous voulons surtout étudier ici la photographie dans son ensemble, c'est-à-dire faire connaître l'état actuel de ses procédés, les résultats qu'elle a déjà permis d'obtenir dans chacune de ses applications, et signaler les emplois nouveaux, qu'elle est appelée à recevoir dans le domaine de la science ou des arts.

Une image photographique peut être obtenue, comme tout le monde le sait, sur une lame d'argent ou sur une feuille de papier. De là la division en photographie sur métal, ou daguerréotypie, du nom de son inventeur, Daguerre, et en photographie sur papier, ou talbotypie, comme on dit en Angleterre, pour rappeler la part considérable qu'a prise à la découverte de ce procédé M. Fox Talbot. Mais la photographie sur plaque, la daguerréotypie est aujourd'hui à peu près entièrement abandonnée. Après quelques années de luttes, elle a fini par succomber devant sa rivale. La formation des images sur une plaque de cuivre argenté n'a été, en effet, qu'un expédient transitoire que l'on avait adopté faute de mieux; ce n'était qu'un moyen d'arriver au but qui se trouve atteint aujourd'hui. Quand les progrès de la science ont permis de se débarrasser de ce lourd et incommode arsenal de la daguerréotypie, dès que l'on a pu s'affranchir de cet insupportable miroitage, qui ôtait tout leur charme aux épreuves, on a, d'un commun accord, abandonné l'usage du procédé primitif, qui avait, d'ailleurs, l'inconvénient insigne de ne donner qu'une seule image et une image qui était renversée. Après avoir contribué de la manière la plus puissante à créer les merveilles que nous admirons aujourd'hui, après nous avoir rendu les services les plus précieux, la photographie sur métal a donc cédé à une autre sa place au soleil du progrès; et maintenant c'est à peine si la génération, nouvelle songe à lui accorder un hommage de reconnaissance ou un souvenir de regret. Sic transit gloria mundi! Qui nous aurait dit, il y a quelques années, que ces chefs-d'œuvre, dont nous admirions la perfection inimitable et l'exquise harmonie, nous paraîtraient un jour à peine dignes d'arrêter nos regards! Passons donc vite sur la daguerréotypie et les rares échantillons qui la représentaient au Palais de l'Industrie:

Elle est morte, Seigneur, laissons en paix ses plaques !

Mais la photographie sur papier brille au contraire de jeunesse et d'avenir, et nous devons lui accorder ici une place proportionnée à celle qu'elle occupait à l'Exposition universelle avec ses productions si nombreuses et si variées.
La photographie sur papier se pratique aujourd'hui par deux procédés différents: 1º avec des négatifs sur papier; 2º avec des négatifs sur verre.
Le premier de ces procédés est, avec fort peu do modifications, celui qui a été imaginé dès l'origine de la photographie par M. Fox Talbot, à Londres, et qui fut popularisé, en France, par M. Blanquart-Evrard. Il consiste à former une image négative sur une feuille de papier enduite du composé chimique qui doit noircir à la lumière, c'est-à-dire d'iodure d'argent. En plaçant ensuite ce négatif sur un papier imprégné lui-même de chlorure d'argent, et soumettant ces deus papiers superposés à l'action de la lumière, on obtient alors une image directe, c'est-à-dire un dessin reproduisant exactement le modèle.
Dans le second procédé, que l'on désigne sous le nom de photographie sur verre, et qui a été créé par M. Niepce de Saint-Victor, au lieu de former l'image négative sur une simple feuille de papier, on forme cette image sur une glace, afin de donner, grâce au poli du verre, plus de netteté et de finesse au dessin. Pour cela, on étend sur une glace une couche d'une matière organique rendue impressionnable à la lumière par son mélange avec un peu d'iodure d'argent. Cette matière organique est le blanc d'œuf (albumine), ou bien le collodion, substance végétale translucide et d'aspect gommeux, qui est employée, depuis quelques années, avec le plus grand succès, pour remplacer l'albumine dans cette opération.
Les avantages que présentent les glaces, pour former les négatifs dans la photographie sur papier, se comprennent sans peine. Le poli parfait, l'égalité de surface que présente le verre, permettent de donner à l'image des traits parfaitement nets et arrêtés, effet qui se produit avec beaucoup moins de perfection quand on forme l'épreuve négative sur le papier. Le défaut d'homogénéité de cette dernière substance, l'inégalité de son grain, sa pénétrabilité trop facile, son imbibition inégale par les liquides, ne permettent pas, en effet, de donner aux lignes du dessin toute la netteté désirable. Ce négatif sur verre une fois obtenu, sert, comme les négatifs sur papier, à donner un nombre indéfini d'épreuves positives qui se tirent toujours sur papier.
Ainsi, les produits de la photographie dite sur verre n'ont rien qui, en apparence, les distingue de ceux de la photographie sur papier, et il résulte de là une certaine confusion dans l'esprit du public, qui comprend difficilement, en effet, qu'on lui désigne, sous des noms différents, des produits obtenus sur la même matière. Toute difficulté disparaît pourtant, si l'on se souvient que l'expression de photographie sur verre signifie, épreuve obtenue avec le collodion ou l'albumine sur un négatif de glace, et photographie sur papier, épreuve obtenue avec un négatif sur papier simple.
Ces deux procédés, dont l'un remonte aux premières époques de l'art, et l'autre constitue une de ses acquisitions récentes, se partagent aujourd'hui la prédilection des amateurs, et rien n'est plus intéressant que de comparer les qualités et la valeur relatives des produits obtenus par l'emploi de chacun d'eux. Cette comparaison pouvait d'ailleurs se faire très aisément dans les salles de l'Exposition, et l'on pouvait, en quelques instants, puiser dans l'examen de quelques épreuves choisies tous les renseignements nécessaires à cet égard.
parmi les photographes français il en est deux, en effet, qui représentent avec une supériorité incontestable chacun des procédés rivaux. M. Baldus est resté fidèle à la méthode de Talbot, qu'il manie avec une facilité et un succès merveilleux; MM. Bisson frères ne font usage que du collodion. Or, on trouvait réunies dans la même salle, et placées côte à côte, les épreuves de ces deux artistes; comme pour rendre au public la comparaison plus facile encore entre ces deux procédés, le même monument avait été reproduit par chacun de ces photographes, et ces épreuves figuraient ensemble sous les yeux du spectateur. La façade intérieure du Louvre était exposée à la fois par MM. Baldus et Bisson; la comparaison entre les deux procédés, on pourrait presque dire entre les deux écoles, était ainsi rendue facile pour tous. D'un côté, une magnifique Vue de l'Arc de triomphe de l'Étoile, et une autre épreuve de dimensions considérables, puisqu'elle est de près d'un mètre, représentant les Arènes d'Arles, toutes deux obtenues par M. Baldus; - d'un autre côté, l'admirable Porte de la Bibliothèque impériale du Louvre, et une très belle Vue panoramique du Pont-Neuf, dues toutes deux aux frères Bisson, permettaient d'établir la comparaison entre les deux méthodes qui se disputent aujourd'hui la faveur des artistes.
De cette comparaison, Ile spectateur éclairé tirait sans doute la conclusion suivante: l'emploi du collodion fournit des résultats admirables par la précision, la netteté et le fini du dessin; mais l'effet général du tableau est froid, par suit de cet excès même de précision; en outre, le ton est un peu fade et manque de vigueur; de telle sorte que ces tableaux merveilleux, qui, vus de près, ont toutes les qualités que l'on demande aux plus beaux dessins, perdent de leur effet quand on les regarde à une certaine distance. Le procédé Talbot, c'est-à-dire le procédé sur papier simple donne, au contraire, les reliefs les plus vigoureux, et réalise le modelé extérieur avec une puissance étonnante. Il offre aussi l'avantage d'une singulière richesse de tons divers qui, presque toujours, répondent très fidèlement à ceux de modèle. Malheureusement, son exécution présente de grandes difficultés. M. Baldus est peut-être, parmi nos photographes, le seul qui sache en tirer de très remarquables résultats, et nous croyons que cette difficulté de mise en pratique est l'obstacle qui a empêché, et qui probablement continuera d'empêcher cette méthode de rester d'un usage général.
Après ce premier aperçu sur l'ensemble des moyens dont la Photographie dispose aujourd'hui, entrons dans l'examen des genres divers de ses produits, qui figuraient à l'Exposition, en suivant la division consacrée, c'est-à-dire en étudiant ce qui se rapporte: 1º aux monuments, 2º aux portraits, 3º aux paysages, 4º aux reproductions d'objets qui intéressent les arts et les sciences naturelles. Comme, selon les termes de son programme, l'Exposition universelle avait reçu, en ce qui concerne la photographie, des envois des principales nations de l'Europe, il résultera de cet exposé une sorte de tableau de 1'état actuel de la photographie chez ces diverses nations.
Monuments. - Une supériorité éclatante ne saurait être contestée à la France, pour la reproduction photographique des monuments. Rien ne peut égaler les produits de ce genre qui avaient été exposés par les photographes français. Par la perfection du fini, la dimension remarquable des épreuves, la puissance des effets et l'harmonie des tons, les reproductions architecturales exécutées par nos artistes s'élevaient à une distance immense au-dessus des œuvres analogues présentées par nos voisins. Sans doute, la série de monuments grecs et byzantins, exécutée sur collodion, envoyée de Londres par M. Robertson, offrait quelques qualités, et l'on peut en dire autant des vues intérieures du Palais de Cristal, dues à un autre photographe anglais, M. P. de la Mothe; mais rien, dans ces œuvres, ne rappelait les beautés, vraiment hors ligne, des productions françaises. Le Pavillon du Louvre, et l'Arc de triomphe de l'Etoile exécutés par M. Baldus, par la fermeté du dessin et la vigueur extraordinaire du ton, sont les deux épreuves qui donnent l'idée la plus élevée des ressources de la photographie pour la reproduction des monuments.
De toutes les vues de monuments exposées par MM. Bisson frères, la plus remarquable et la plus complète est certainement la Porte de la Bibliothèque du Louvre, qui est en même temps une des plus belles pages qui existent en photographie. Il est impossible de reproduire avec plus de vigueur, de relief et de vérité, les ornementations infinies de cette riche et prodigue architecture. Le Pavillon du Louvre, des mêmes artistes, a droit aux mêmes éloges. La vue panoramique de Paris, longue d'un mètre et demi, doit encore être cité comme très remarquable. Cette vue embrasse toute la partie de Paris qui s'étend depuis le Panthéon jusqu'à l'Hôtel de ville. On voit au milieu de l'épreuve la Cité et ses vieilles maisons dominées par les tours monumentales de Notre-Dame et l'élégante flèche gothique de la Sainte-Chapelle. A droite, s'étendent le quartier latin, la montagne Sainte-Geneviève et le faubourg Saint-Marceau; à gauche, les ponts, qui se suivent et s'étagent à perte de vue. Il est à regretter seulement que cette belle épreuve soit formée de deux morceaux raccordés, car le tout de chaque partie n'est pas toujours égal, et la ligne qui les réunit est difficile à dissimuler.
Portraits. - Si la supériorité appartenait manifestement à la France pour la reproduction photographique des monuments, il ne faut pas hésiter à reconnaître qu'elle lui échappait en ce qui concerne le portrait. La prééminence, en ce genre, nous parait avoir été incontestablement acquise à M. Hanfstœngl, de Munich. M. Hanfstœngl est un des artistes les plus distingués de l'Allemagne, et avant de s'adonner à la photographie, il tenait, à Munich, la première place dans l'art de la lithographie, si admirablement représenté au delà du Rhin. On voit, par ces portraits, jusqu'où la photographie peut atteindre, quand elle est maniée par un artiste savant et inspiré. Ses portraits, faits au collodion, réunissent toutes les qualités du genre: vigueur, harmonie et pureté des lignes, modelé admirable et grands effcts artistiques. C'est ce qui frappe d'une manière toute particulière dans ses portraits du peintre Kaulbach, de Mumich, des professeurs Pfeiffer et Lange, de Munich, du professeur Tiersch d'Erlangen, de l'acteur Emile Debrien el du célèbre chimiste Justus Liebig. Les épreuves que nous venons de citer sont, en effet, exemptes de ces tons par trop sombres, qui déparent quelques autres œuvres de M. Hanfstœngl.
Quand on compare ces beaux portraits de l'artiste de Munich aux œuvres analogues exposées par nos photographes du boulevard, images fades et maniérées, sans modelé et sans vigueur, où la lourde retouche a imprimé ses tristes et trop reconnaissables empreintes, on ne se sent guère disposé à accorder une attention sérieuse à ces derniers produits. Le type de ces reproductions banales est à un tel point uniforme, qu'elles semblent toutes sorties de la même fabrique. Cela n'est ni beau, ni laid; c'est supportable. Ajoutons que la plupart de ces portraits sont enluminés.
Cette triste et détestable pratique, qui consiste à revêtir les portraits photographiques d'une couche de couleur, et à transformer en aquarelles, plus ou moins bien exécutées, les œuvres de la lumière, tend malheureusement à se répandre beaucoup. On ne saurait trop s'élever, au nom du goût, contre cette déplorable habitude qui menace d'une déconsidération sérieuse l'avenir de la photographie appliquée aux portraits.
Si les photographes de profession , qui avaient envoyé à l'Exposition universelle les produits de leur boutique banale, ne nous offraient rien qui fût digne d'être signalé, il serait injuste de méconnaître les qualités recommandables que présentaient divers produits dus à divers amateurs et artistes français. Nous citerons par exemple MM. Nadar, Le Gray, Bertsch et Arnaud, comme obtenant de beaux et artistiques résultats dans l'exécution du portrait. Toutefois aucun d'entre eux, nous le répétons, ne nous a paru approcher de la perfection du peintre photographiste de Munich.
On paraît suivre, en Angleterre, les mêmes errements qu'en France, en ce qui concerne les portraits photographiques, car l'exposition anglaise ne nous présentai1 guère que des portraits coloriés. Tout ce que l'on peut dire, par conséquent, du mérite de ces prétendues photographies, c'est que la miniature en est achevée et la couleur reluisante. Tel est le cas des portraits de M. S. Lock. Il y avait encore, dans la même travée, quelques épreuves formées sur glace et coloriées à l'envers du papier; c'étaient de tristes ébauches.
La Belgique nous avait gratifié de quelques portraits dont les qualités disparaissaient, pour la plupart, sous l'inévitable coloriage. MM. Ch. D'Hoy, à Gand, et Alph. Plumier, à Bruxelles, sont les auteurs de ces produits, qui donnent une médiocre idée de 1'état de la photographie dans la patrie de Téniers.
Nous rie terminerons pas ce qui concerne les portraits photographiques, sans signaler une application intéressante du mégascope, c'est-à-dire de la lanterne magique, à l'exécution des portraits de grandeur naturelle (1) ([i]). Une épreuve, amplifiée par une lentille, est reçue sur le papier sensible, et donne ainsi un portrait de grandes dimensions. Toutefois comme la lentille, en étalant une image, affaiblit nécessairement son intensité lumineuse, on n'obtient, en fixant cette image, qu'un dessin indécis et vaporeux, qui éveille immédiatement dans l'esprit l'idée, fort juste d'ailleurs, des ombres chinoises. Aussi les portraits de ce genre exposés par M. Thompson et par M. Bingham, artistes avantageusement connus d'ailleurs dans des genres plus sérieux, étaient-ils fort laids; ils ressemblaient à des personnages de Séraphin. Cette méthode nouvelle offre pourtant un certain intérêt scientifique, et elle méritait, à ce titre, d'être signalée.
Un autre essai nouveau, qui se rattache au portrait photographique, se trouvait également représenté à 1'Exposition: c'est le procédé qui consiste à transporter sur un fond noir en toile cirée, une épreuve formée sur collodion. M. Dejonge, qui s'intitule l'inventeur de ce nouveau moyen, avait exposé plusieurs spécimens de ce procédé appliqué au portrait. Nous ne féliciterons pas l'inventeur. Cela est noir et lugubre comme un enterrement. Un photographe très connu du boulevard Montmartre avait exposé deux grands portraits exécutés par cette méthode. Le modèle, représenté en toilette de bal, était noyé dans une nuit sombre. On croyait voir les personnages d’une fête, au milieu de laquelle on viendrait subitement à éteindre les bougies. Les procédés de Rembrandt appliqués à la photographie sont d'un fort triste effet: qu'on nous débarrasse de ces noirceurs !
Paysages. – Si les artistes anglais échouent manifestement dans le portrait photographique, il faut convenir qu'ils prennent leur revanche avec éclat dans une application de la photographie aussi importante que la précédente, car elle lui ouvre des perspectives toutes nouvelles, en la faisant entrer d'une manière définitive dans la sphère des beaux-arts: nous voulons parler du paysage. La reproduction des sites extérieurs, les tableaux champêtres, les vues d'arbres et de forêts, et tout ce que comprend l'art du paysagiste proprement dit, n'a été abordé par la photographie que depuis quelques années à peine, et l'on avait même longtemps mis en doute qu'elle pût jamais entrer avec avantage dans ce domaine, jusqu'ici uniquement réservé au pinceau et au crayon. Mais si, en France, un très petit nombre d'essais ont été faits jusqu'à ce jour dans cette direction, on paraît l'avoir suivie en Angleterre avec plus de persévérance et de soin. C'est là ce qui explique la prééminence qui appartient aujourd'hui aux photographes anglais dans l'exécution du paysage. Parmi les nombreux produits de cette nature qui avaient été exposés par eux, on trouvait de petits chefs-d'œuvre de dessin et d'harmonie, de véritables tableaux qu'un maître ne dédaignerait point de signer.
La Valée de Huharfe, par M. Roger Fenton, était, comme photographie artistique, une des plus belles pages de l'Exposition. Tous les tons de la nature se trouvent reproduits sur cette belle épreuve avec une fidélité admirable; et la photographie n'a peut-être jamais exprimé avec autant de vérité, les dégradations dans les effets de la lumière. L'ombre qui descend des arbres sur le second plan, produit, à la surface de l'eau, un des contrastes les plus puissants et les plus harmonieux, à la fois, que puisse réaliser la peinture. Tout, en un mot, dans cette œuvre remarquable, est fait pour inspirer les plus hautes espérances pour les applications futures de la photographie à l'art du dessin.
M. Roger Fenton est loin d'ailleurs d'être le seul photographe anglais dont on ait admiré les œuvres à l'Exposition. Il y avait 1à tout un bataillon de peintres, dont les produits presque égaux en valeur, et toujours obtenus par le même procédé (le collodion), méritaient une égale attention. Après M. Fenton, on pouvait remarquer au même titre MM. Maswell Lyte, Withe, Rownsend, John Lamb, Scherloch, Llederhyn, qui obtiennent dans la reproduction du paysage les résultats les plus surprenants. Tout est réussi, dans les remarquables et fines épreuves de ces artistes: les ombres sont douces et transparentes; l'eau est limpide et claire; les lointains, doux et vaporeus, fuient dans un horizon admirablement estompé. Ne pouvant tout citer, contenos-nous de signaler chez M. Maxwell Lyte, le Village de Gavarnie, le Pont de Betharam, et une série do petites marines; chez M. White, des études d'arbres, des routes à travers les forêts; chez M. Rownsend, un effet de neige admirablement rendu; chez M. Lamb, une Vue de la rivière du Don; chez M. Scherloch, de très jolis paysages; chez M. Llederlyn, une vue de Bristol et un très joli pont couvert de mousse, et chez M. Newton, président de la société photographique de Londres, un assez grand nombre de belles épreuves, parmi lesquelles un pont vu en perspective et d'un effet très curieux. Tout l'ensemble de ces œuvres prouve que l'école anglaise a atteint la perfection dans la reproduction du paysage.
Cependant notre admiration pour les produits photographiques des artistes anglais, en ce qui tient au paysage, ne doit pas nous rendre injuste pour les œuvres analogues dues aux artistes de notre pays. Cette nouvelle application de la photographie, bien qu'abordée tout récemment en France, compte déjà parmi nous d'habiles représentants dont les œuvres, bien que conçues dans un autre esprit, peuvent être admirées après celles des artistes de la Grande-Bretagne.
MM. Baldus, Martens et A. Giroux doivent être placés en tête des photographes français qui se consacrent à la reproduction du paysage.
L'œuvre principale présentée par M. Baldus à l'Exposition, en ce qui concerne le paysage photographique, était la Vue panoramique du Mont-Dore qui n'a pas moins de 1 mètre 30 centimètres de long. On comprend difficilement, malgré les grandes dimensions de cette épreuve, comment l'artiste a pu faire embrasser à son tableau un horizon si vaste. Le centre du paysage immense reproduit par M. Baldus, est occupé par le lac de Chambon, qui semble remplir le cratère de quelque volcan éteint, et qui occupe un espace circulaire au milieu du tableau. Le sol formé de lave refroidie, qui règne sur le premier plan, se relève, à gauche, en une colline arrondie, couverte par une forêt de sapins. Quelques îles boisées, oasis jetées sur l'immensité du désert, semblent flotter à la surface du lac, et en interrompent la monotonie. Au fond, plusieurs villages sont assis au milieu de ces solitudes. Le tableau est fermé au fond par les pics lumineux du Mont-Dore, du Puy-de-Sancy et du Collier-de-Diane, qui ressemblent à de grands nuages immobiles à l’horizon.
Deux vues de l’Auvergne accompagnaient ce grand spécimen: le Pont de la Sainte, site fantastique, tout hérissé de rochers terribles et nus, et un Moulin au bord de l’eau, tableau ravissant que l'on dirait sorti de la palette de Dupré. C'est un moulin posé au bord d'une eau calme et transparente, au fond d'une étroite vallée que dominent des roches couvertes d'arbres verdoyants. Le ciel, l'écueil ordinaire du paysage photographique, se trouve absent de cette épreuve, ce qui contribue peut-être à la douceur et à h'harmonie de son ensemble.
Les paysages de M. Baldus sont exécutés par le procédé Talbot, c'est-à-dire avec un négatif sur papier. La plupart des autres paysages photographiques dus à nos artistes français sont faits, au contraire, sur collodion.
M. Martens est un de nos photographes les plus distingués. Graveur habile, il s'est depuis longtemps adonné tout entier aux travaux photographiques, et il a de bonne heure montré, par de nombreuses preuves, l'influence que doit exercer la photographie sur le progrès des arts. C'est dans le paysage que M. Martens produit surtout ses plus beaux effets. La Vue du lac de Genève, prise près de Montreux, est une de ces pages devant lesquelles on s'arrête saisi de surprise et d'admiration. M. Martens parcourt sans cesse les glaciers des Alpes, les vallées de la Suisse ou celles des Pyrénées, prenant le travail du photographe par un côté fécond en labeurs et en fatigues, mais riche aussi en résultats artistiques. De ses ardentes excursions, il rapporte de magnifiques souvenirs qui pourraient inspirer, comme la vue de la nature, le pinceau des Rousseau, des Dupré et des Diaz Les nombreuses vues de Glaciers, exécutées par M. Martens, qui figuraient à l'Exposition, étaient remarquables par un grand nombre de qualités, et surtout par le mérite de la difficulté vaincue en ce qui concerne les effets de neige, qu'il est si difficile d'obtenir, sans dureté pour les parties voisines des demi-teintes. Au reste, les admirables Vues des Pyrénées de M. le baron J. Vigier, avaient depuis longtemps appris comment on peut parvenir à surmonter ce dernier obstacle.
Après M. Martens, on doit citer, parmi nos photographes paysagistes, M. Giroux, qui le premier en France, a révélé la possibilité d'obtenir de beaux résultats dans l'exécution du paysage. Par la douceur et l'harmonie de leur ensemble, les paysages de M. Giroux peuvent rivaliser avec ceux de l'école anglaise, et c'est le meilleur éloge à leur adresser. Nous dirons seulement que le ton roux, que cet artiste affectionne, ne plaît pas à tous les yeux, et que le ton d'un noir adouci, généralement en usage, nous paraît bien plus agréable dans ses effets. On prétend que M. Giroux obtient ses beaux résultats en corrigeant après coup ses négatifs. Que le photographe exempt d'un tel péché lui jette la première pierre !
Pour ne pas étendre outre mesure cette revue, nous sommes forcé de ne mentionner que par un mot les épreuves de paysage du marquis de Bérenger, qui sont très harmonieuses et réunissent à la finesse du dessin le choix artistique des motifs; - celles de M. Aguado, si connues de tous les photographes de Paris, autant par leur mérite intrinsèque que par la position de l'auteur, qui est le Mécène éclairé de l'art photographique, - celles de M. Lesecq, qui avait exposé de très belles études d'arbres, - celles de M. Fortier, de M. Le Gray, de M. Heilmann, de M. Eugène Piot, de M. Ferrier, etc., etc. Terminons cette revue en regrettant que plusieurs de nos photographes, qui se sont fait un nom dans le paysage, se soient abstenus d'envoyer quelques spécimens à l'Exposition. MM. Roman, Vigier, P. Gaillard et Mestral, sont des autorités dans ce genre spécial, et leur abstention a été remarquée.
En résumé, toutes les œuvres photographiques qui se rapportaient au paysage étaient remarquables par un ensemble de qualités excellentes, chez les photographes français comme chez les artistes de la Grande-Bretagne. II est donc établi que l'invention de Daguerre occupe, dès aujourd'hui, dans le domaine des arts la place importante que l'on avait jusqu'ici essayé de lui contester.
Reproductions des œuvres d'art et objets d'histoire naturelle. – En continuant de suivre l'ordre que nous avons adopté pour l'examen des produits photographiques réunis à l'Exposition universelle, nous arrivons à la reproduction des œuvres d'art, c'est-à-dire de la gravure, de la sculpture et du bas-relief.
Le public connaît, comme existant déjà depuis quelques années dans le commerce, la plus grande partie des reproductions gravures qui figuraient à l'Exposition. M. Benjamin Delessert eut le premier l'heureuse pensée de faire servir la photographie à répandre, au milieu du public et des artistes, les gravures des anciens maîtres. Celles de Marc-Antoine Raimondi sont, en ce genre, les plus estimés et les plus coûteuses. M. Delessert, après en avoir rassemblé la collection, en a exécuté par la photographie des reproductions identiques, de telle sorte que l'on peut aujourd'hui, pour un prix minime, posséder l'oeuvre tout entière du graveur bolonais: la Vierge aux nues, la Descente de croix, le Massacre des Innocents, la Sainte Cécile, les Deux femmes au Zodiaque, et tous les autres chefs-d'œuvre dus au génie de Raphaël et transportés sur le cuivre par l'admirable burin de Raimondi.
Ce premier essai a donné naissance à d'autres publications du même genre. Des éditeurs intelligents ont livré au public l'œuvre de Rembrandt et celle d'Albert Durer, photographiées avec talent par MM. Bisson frères. MM. Baldus et Nègre ont, de leur côté, reproduit une partie de l'œuvre de Lepautre; enfin, M. Aguado a exécuté le même travail pour Téniers. Les spécimens de toutes ces œuvres intéressantes figuraient à l'Exposition; mais comme elles sont déjà connues et appréciées du public, nous ne pouvons que répéter ici ce qui a été déjà dit à ce sujet, c'est-à-dire remercier les auteurs de ces publications d'avoir employé leur talent et leur zèle à mettre en évidence les ressources que fournit la photographie pour multiplier des gravures rares ou épuisées, el qui sont pour les artistes un sujet continuel d'études.
De toutes les œuvres photographiques qui figuraient è l'Exposition, il en est peu d'aussi dignes d'attention, que la magnifique épreuve qui reproduit un bas-relief de Justin, représentant le Calvaire. La photographie n'a jamais traduit avec une telle puissance les effets du relief et le jeu de lumière fouillant les replis du marbre: c'est le stéréoscope vu à l'œil nu. Cette œuvre, l'une des plus belles qui existent en photographie, est due à M. Alph. Bilordeaux, qui s'est consacré d'une manière spéciale à la reproduction des bas-reliefs et autres morceaux artistiques. Les mêmes qualités que l'on admire dans le Calvaire se retrouvent dans d'autres productions du même artiste, et particulièrement dans son retour des cendres de l'Empereur, sa Résignation et sa Résurrection d'après un bas-relief d'Émile Chatrousse. On remarquait encore, dans l'exposition du même artiste, la Fondation de Marseille, l'Invasion, le Couronnement d'épines et le groupe d'Héloise et d'Abeilard.
Voulez-vous cependant connaître le véritable maître en ces sortes de reproductions, comme d'ailleurs dans la plupart des autres applications de la photographie? Regardez les copies de la Vénus à la Coquille de Jean Goujon, de la Vénus de Milo et de quelques bas-reliefs de Clodion. A l'inimitable douceur du dessin, au jeu savant de la lumière, à la ravissante perfection du modelé, vous reconnaîtrez la touche d'un maître, celle de M. Bayard. M. Bayard, simple employé au ministère des finances, n'est point de ces artistes amoureux de la renommée et du bruit, toujours impatients de jeter leur nom aux échos de la publicité. C'est un praticien modeste, qui ne vit que pour la photographie, et qui se montre toujours surpris et presque gêné quand on le proclame le plus habile maître en cet art merveilleux. Mais parce que M. Bayard ne tient pas à être distingué du reste de ses laborieux confrères, ce n'est pas une raison pour que la critique l'oublie. La critique scientifique a d'ailleurs une dette à payer à cet artiste dont elle a un peu trop négligé les travaux, parce qu'ils ne s'offraient pas d'eux-mêmes et qu'il fallait les deviner. M. Bayard a été l'un des créateurs de la photographie sur papier. Au moment où cette découverte n'existait encore que dans les limbes de la science, c'est-à-dire avant les publications de M. Talbot, il avait déjà trouvé seul, dans son recoin ignoré, la manière de fixer sur le papier les images de la chambre obscure. Ce fait est aujourd'hui à peu près inconnu. C'est pour cela que, si le lecteur le permet, je raconterai, par forme de digression, comment M. Bayard fut conduit à découvrir la photographie sur papier, et comment sa découverte demeura un secret pour tous. Le récit n'est point long, d'ailleurs; ce n'est guère, on va le voir, que l'histoire d'une pêche.
M. Bayard est le fils d'un honnête juge de paix, qui exerçait ses fonctions dans une petite ville de province. Pour occuper ses loisirs, le magistrat cultivait un jardin. Dans ce jardin était un petit verger, où des pêches admirables mûrissaient au soleil d'automne. M. Bayard père se plaisait, chaque année, à envoyer à ses amis quelques corbeilles de ces beaux fruits, et dans son naïf orgueil de propriétaire, il tenait, en les envoyant, à indiquer par un signe irrécusable que ces fruits sortaient bien de son verger. II avait imaginé, pour cela, un moyen singulier, et qui n'était, à l'insu de son auteur, qu'un véritable procédé photographique. Sur l'arbre, en train de mûrir ses produits, il choisissait une pêche. C'était, comme bien vous pensez, la plus belle des pêches, une de ces pêches à trente sous, qui étaient destinées plus tard, grâce à M. Alexandre Dumas fils, à jouer un si grand rôle dans le monde, ou plutôt dans le demi monde dramatique. Pour la préserver de l'action du soleil, notre juge de paix avait soin d'envelopper de feuilles cette pêche prédestinée. Lorsque, ainsi abrité des rayons solaires, le fruit avait acquis les dimensions voulues, il le dépouillait de son enveloppe de feuilles et le laissait alors librement exposé à l'influence du soleil. Seulement, il collait sur sa surface les deux initiales de son nom, artistement découpées en caractères de papier. Au bout de quelques jours, quand on venait à enlever ce papier protecteur, les deux initiales se détachaient en un blanc vif sur le fond rouge du fruit, qu'elles marquaient ainsi d'une estampille irrécusable dont le soleil avait fait les frais.
Ce phénomène, dont il était témoin chaque année, avait naturellement frappé le jeune esprit de M. Bayard fils. Enfant, il s'était amusé à répéter ce même jeu de la lumière docile, sur des morceaux de papier rose tressés en forme de croix. Les parties du papier cachés par la superposition d'autres bandes conservaient leur couleur rose, tandis que les autres étaient promptement décolorées. Plus tard, ayant essayé, comme tant d'autres, de fixer les images de la chambre obscure, M. Bayard eut l'idée d'employer, pour arriver à ce résultat, ce papier rose de carthame qui avait servi aux distractions de son enfance. Mais, placé dans la chambre noire, ce papier rebelle ne s'impressionnait point par l'agent lumineux. C'est alors que M. Bayard eut l'idée de remplacer cette matière paresseuse par le chlorure d'argent, c'est-à-dire par l'agent photographique dont on fait usage aujourd'hui. II parvint ainsi à obtenir de véritables épreuves de photographie sur papier, avec cette condition, si remarquable pour l'époque, d'être des images directes, c'est-à-dire qui n'exigeaient point la préparation préalable d'un type négatif. Sur l'épreuve obtenue dans la chambre noire, les clairs correspondaient aux lumières du modèle, et les noirs aux ombres. Son procédé consistait à exposer le papier imprégné de chlorure d'argent à l'action de la lumière, mais seulement jusqu'à un certain degré, que l'expérience lui avait appris à connaître. Quand on voulait s'en servir pour obtenir l'image photographique, on faisait tremper ce papier dans une dissolution d'iodure de potassium et on l'exposait, dans la chambre obscure, à l'action de la lumière. Les rayons lumineux avaient pour effet de blanchir, ou, pour mieux dire, de jaunir faiblement le sel d'argent dans les parties éclairées. Il ne restai1 plus qu'à fixer l'épreuve au moyen de l'hyposulfite de soude.
Tel est le procédé de photographie sur papier qu'avait imaginé M. Bayard, et qu'il eut, pour sa réputation future, le tort de vouloir garder secret. C'est ainsi qu'étaient obtenues ces admirables épreuves que M. Despretz nous montrait, il y a quinze ans, dans son cours de physique à la Sorbonne, et que nous nous faisions passer de main en main, sans pouvoir deviner par quels procédés magiques se réalisaient de telles merveilles. Comment deviner aussi que ces beaux effets ne dérivaient que de l'observation attentive de l'action du solei1 sur une pêche, et que ce savoureux présent de l'ancienne Perse avait exercé une telle influence sur le progrès de la physique contemporaine ?
Ces mêmes épreuves qui nous avaient tant charmés à la Sorbonne, je crois bien les avoir reconnues, - non sans quelque bonheur, - dans le cadre envoyé par M. Bayard à l'Exposition. II est bien entendu seulement que M. Bayard ne les obtient plus d'après ses anciens procédés. Il fait usage, comme presque tout le monde, de la photographie sur verre; seulement il la met en pratique avec une entière perfection.

Terminons par l'examen des produits photographiques qui se rapportent à l'histoire naturelle.
Des soins infinis, des sommes incalculables sont consacrées, depuis des siècles, à reproduire, par la main du dessinateur et du graveur, les objets qui servent aux études ou aux descriptions des naturalistes. Or, ces images ne sont presque jamais traduites par le burin que d'une manière incomplète ou infidèle. Il est impossible, en effet, que l'artiste fasse assez abnégation de son propre jugement pour que, dans un grand nombre de cas, il ne remplace point ce que la nature lui présente par ce qu'il voit lui-même, ou par ce qu'il croit voir. Or, la photographie est venue apporter les moyens de reproduire les objets d'histoire naturelle avec une absolue fidélité. On comprend donc que nos photographes se soient empressés d'appliquer leurs procédés aux études de l'histoire naturelle. Malheureusement, tout est neuf dans cet ordre de travaux, et les opérations y diffèrent beaucoup de celles que l'on met en usage pour les autres applications de la photographie. Aussi, les produits de ce genre que l'on voyait à l'Exposition doivent-ils surtout nous intéresser, en ce qu'ils permettent de constater l'état de cette partie au moment actuel, et qu'ils marquent le point de départ des progrès qui ne tarderont pas à s'accomplir dans cette direction nouvelle.
L'imperfection des résultats obtenus, jusqu'ici dans l'application de la photographie aux sciences naturelles, nous paraît tenir surtout à ce que l'on a presque toujours fait usage de lentilles à verres combinés. L'emploi de ces volumineuses lentilles permet d'obtenir l'instantanéité dans la production de l'image; mais il offre 1'inconvénient de déformer considérablement les objets. Cette combinaison de verres, qui a pour résultat de concentrer en un seul foyer une quantité considérable de rayons lumineux, permet sans doute d'accélérer beaucoup l'impression photographique, et elle donne ainsi les moyens de saisir rapidement les objets ou les êtres dont la mobilité constitue un obstacle sérieux pour la reproduction photographique. Mais si l'on peut retirer des avantages de ces appareils, pour certaines applications aux sciences naturelles, pour reproduire, par exemple, les animaux vivants, il est certain que cette rapidité d'impression ne s'obtient qu'aux dépens de l'exactitude de la copie, et que l'image du modèle est sensiblement altérée par suite de la trop courte distance focale de l'objectif. C'est ce qui explique les imperfections que présentent toutes les reproductions d'animaux vivants que l'on voyait à notre Exposition. Pour réussir entièrement, dans ce nouvel ordre de travaux photographiques, il nous paraît donc indispensable d'opérer à l'avenir avec des lentilles simples, qui ont l'avantage de n'occasionner aucune déformation dans l'objet reproduit, ou bien en conservant les lentilles à verres combinés, d'augmenter la longueur de leur foyer.
Un perfectionnement particulier est dû à M. Louis Rousseau, préparateur au Muséum d'histoire naturelle de Paris, dans la manière de disposer la chambre obscure pour la reproduction des pièces d'histoire naturelle. Par suite de la position verticale que présente la lentille dans la chambre obscure ordinaire, on n'avait pu, jusqu'ici, recevoir l'image d'un objet qu'autant qu'on le plaçait dans une position horizontale. Or, cette situation obligée mettait obstacle à la reproduction de la plupart des spécimens qui se rapportent à l'histoire naturelle, pour les pièces anatomiques, par exemple, et surtout pour celles qui ne peuvent être étudiées que sous l'eau. M. Louis Rousseau est parvenu à surmonter cette difficulté. Au lieu de conserver la situation verticale à la lentille, il a placé cette dernière horizontalement, c'est-à-dire qu'il a disposé la chambre obscure au-dessus de l'objet à reproduire, en plaçant cet objet lui-même horizontalement à la manière ordinaire, sur une table ou sur un support. Avec cette chambre obscure renversée, on peut évidemment prendre l'impression photographique de pièces anatomiques et autres dans les conditions qu'exige leur reproduction. C'est grâce à l'emploi des lentilles simples et de l'appareil renversé, que M. Rousseau a pu obtenir des résultats d'une haute importance pour les applications futures de la photographie aux études scientifiques.
En passant en revue les produits de ce genre qui figuraient À l'Exposition, nous donnerons une idée exacte de l'Etat actuel de cette application spéciale de la photographie et des résultats qu'elle a permis d'obtenir jusqu'à ce jour.
De toutes les parties des sciences naturelles, l'anthropologie, ou l'étude des races humaines, est évidemment celle qui est appelée à jouir la première des avantages que la photographie met en nos mains. Un peintre photographiste, voyageant dans les différents pays du monde, peul y former la plus riche des collections ethnologiques. Déjà les galeries de notre Muséum se sont enrichies de beaucoup de ces spécimens. Quelquefois même, sans qu'il soit nécessaire d'aller les chercher en leurs régions lointaines, on peut profiter des visites que nous font, par intervalles, quelques individus appartenant aux races étrangères, pour en recueillir et en conserver les types. On voyait, par exemple, à l'Exposition deux épreuves remarquables, faites par M. Rousseau, et qui représentent deux individus, homme et femme, appartenant à la tribu des Hottentots (Boschimans). Ces deux individus figuraient dans les représentations de l'Hippodrome, où ils étaient assez peu remarqués. Mais la science avait des motifs d'être moins indifférente que la foule, et elle s'est empressée de relever le type de cette irrécusable postérité de la Vénus hottentote. On peut reconnaître, sur 1'épreuve photographique, la particularité d'organisation qui distingue cette race, et s'assurer, de visu, de 1'authenticité de la proéminence anatomique qui appartient à cette tribu.
Un autre spécimen, dû au même artiste, démontre que le procédé photographique, appliqué à l'étude des races, pourra tirer quelques avantages l'emploi de la chambre obscure renversée. M. Rousseau avait exposé l'imago, effrayante de vérité, de la tête d'un Russe blessé à la bataille d'Inkerman, et mort à l'hôpital de Constantinople. Après avoir été embaumée dans cette ville, cette tête avait été expédiée au Muséum d'histoire naturelle de Paris, où M. Rousseau l'a photographiée. Il est impossible de rendre avec plus d'exactitude les particularités anatomiques de la physionomie humaine. Seulement, en même temps qu'il retraçait fidèlement les signes anatomiques de l'espèce, l'instrument reproduisait avec une vérité non moins saisissante les hideux caractères de la mort. On détourne les yeux de cette repoussante image, qui aura, près du public, un succès de terreur.
Après l'anthropologie, l'anatomie est, parmi les sciences naturelles, celle qui attend le plus de services des applications de la photographie. Deux belles planches dues à M. Rousseau sont, sous ce rapport, un heureux début. Elles représentent, de face et de profil, la tête d'un enfant de sept ans, où, grâce à une coupe ostéologique, on peut étudier la manière dont se fait la dentition chez l'homme. Les mâchoires, mises à découvert, laissent voir une première rangée complète de dents, qui constitue les dents de lait; une autre rangée, composée des dents de la seconde dentition, est prête à prendre leur place à mesure que les précédentes tomberont.
Ce qui a été obtenu pour l'ostéologie pourra sans doute être réalisé pour la myologie, c'est-à-dire pour l'étude des muscles. On peut donc espérer qu'il sera permis un jour de remplacer par des photographies, prises sur nature, ces planches d'anatomie humaine destinées aux études, qui sont d'une exécution si difficile, et par conséquent si dispendieuses.
Les objets d'anatomie sous l'eau pourront également être reproduits par le même moyen, c'est-à-dire, grâce à l'emploi de la chambre obscure renversée. Cette possibilité est suffisamment démontrée par deux épreuves de M. Rousseau, qui représentent deux vers intestinaux de 1'espèce désignée sous le nom d'ascaride lombricoïde; l'un de ces ascarides est entier, l'autre ouvert, pour montrer son organisation intérieure. On voit, enfin, dans les épreuves de M. Rousseau, la coupe transversale d'un cerveau humain qui a séjourné depuis douze ans dans un liquide.
Ajoutons que tout fait espérer que la botanique pourra invoquer à son tour le secours de la photographie. Seulement, il faudra employer des moyens de grossissement assez puissants pour que, dans les parties végétales reproduites, on puisse faire ressortir ce qui échappe à la vue simple. Les corps opaques ne pouvant être examinés et grossis au microscope, qu'en dirigeant sur ceux, par des lentilles convergentes, un grand foyer de lumière, les opérateurs devront disposer des appareils particuliers d'éclairage et de grossissement applicables à ce cas spécial. Ce sujet exige donc des études nouvelles.
Quant à la reproduction photographique des objets opaques et transparents que l'on ne peut voir qu'au microscope, ce problème est depuis assez longtemps résolu. M. Bertsch s'est le premier en France adonné à e genre de travail, et l'on voyait à l'Exposition plusieurs de ses spécimens parfaitement exécutés, bien que les pièces anatomiques eussent été quelquefois grandies jusqu'à six cents fois. Les épreuves exposées par MM. Bertsch et Arnaud représentaient les détails, invisibles à l'œil nu, des liquides ou des tissus organiques, la contexture des os, des parasites de différents animaux et les parties intéressantes de l'organisation des insectes et des plantes. Elles avaient été obtenues sur glace colodionée, au moyen d'un instrument imaginé par M. Bertsch, et composé de manière à mettre l'opérateur à l'abri des phénomènes de diffraction, des franges et des anneaux colorés, ce qui permet d'obtenir des contours très nets avec des grossissements qui peuvent aller jusqu'à sis cents fois. Par l'emploi des procédés photographiques instantanés, M. Bertsch est parvenu à vaincre une grande cause d'insuccès dans ce genre d'expérience. En effet, l'instabilité des appareils, et les vibrations qu'ils éprouvent au moindre mouvement produit dans le voisinage du lieu où l'on opère, ne permettent d'obtenir d'images nettes qu'autant que ces dernières sont saisies instantanément. Avec des grossissements semblables, une vibration, si petite qu'elle soit devient naturellement quelques centaines de fois plus considérable; l'image n'est donc jamais fixe sur 1'écran, en sorte qu'il faut la saisir pour ainsi dire au passage et produire le cliché en une petite fraction de seconde.
L'emploi de la photographie, pour fixer les images amplifiées du microscope solaire, et représentant les particularités de l'organisation des animaux, est précieuse à tous les titres, car aucun autre procédé connu de reproduction ne pourrait fixer ce genre d'images avec autant de fidélité.
Dans les salles de l'Exposition, on trouvait plusieurs reproductions de ce genre dues à des photographes anglais et allemands. Elles étaient pourtant bien inférieures celles de MM. Bertsch et Arnaud. Après avoir, les premiers, fait connaître parmi nous, cette intéressante application de la photographie, MM. Bertsch et Arnaud ont exécuté une riche collection de spécimens microscopiques, qui constitueraient un appendice précieux aux ouvrages d'anatomie et de physiologie. Mais cette application spéciale de la photographie, qui a rencontré en Angleterre les encouragements les plus puissants, a été jusqu'ici entièrement négligée parmi nous. Il est pénible de dire, en effet, que pour n'avoir trouvé aucun appui, aucun patronage sympathique dans cette voie difficile et ardue, MM. Bertsch et Arnaud se sont vus à peu près contraints de renoncer à poursuivre des études qui promettaient à l'avenir de si importants résultats.
Les essais d'application de la photographie à la reproduction des spécimens micrographiques d'histoire naturelle tentés en Angleterre, depuis peu d'années, étaient représentés à l'Exposition par diverses épreuves dues au révérend W. Towler Kingsley. C'est en 1853, postérieurement aux travaux de MM. Bertsch et Arnaud, que le révérend Towler Kingsley communiqua au Journal de la Société des arts la description d'un microscope à l'aide duquel il reproduisait, par la photographie, des images amplifiées à un grand nombre de diamètres. Il a continué depuis cette époque à s'occuper de ce genre de travaux.
Les cadres envoyés par M. Kingsley l'Exposition universelle renfermaient une collection d'épreuves d'un assez grand intérêt, et disposées avec un ordre qui révélait le savant habitué aux classifications méthodiques. C'étaient des sujets anatomiques empruntés à la classe des insectes, - les organes de la respiration, de la nutrition, de la locomotion, - des formations siliceuses, - des sections de tiges appartenant à des plantes de la plus petite espèce, etc., reproduits sur le papier avec une amplification considérable. Toutefois, ces planches étaient bien inférieures, sous le rapport de la netteté du dessin, à celles de MM. Bertsch et Arnaud.
La Société photographique de Londres avait aussi présenté à l'Exposition un ensemble de reproductions micrographiques d'histoire naturelle. Mais, pas plus que les précédentes, elles ne pouvaient entrer en ligne de comparaison avec les œuvres de notre compatriote M. Bertsch, le créateur de cette application de la photographie aux sciences naturelles.

Nous clôturerons par une réflexion générale cette revue sommaire de l'état actuel de l'art photographique et de ses principales applications.
L'admirable invention de Daguerre semble parvenue aujourd'hui
à un terme bien rapproché de sa perfection. Toutes les merveilles, toutes les richesses qu'elle étale à nos yeux, montrent qu'elle touche de bien près aux limites de son pouvoir. Ce qui doit donc nous préoccuper désormais, ce sont les applications que l'on doit faire de ce moyen si perfectionné. Des progrès immenses peuvent être accomplis dans cette direction. La photographie ne s'est montrée, jusqu'à ce jour, qu'un insuffisant auxiliaire pour la science et les beaux-arts: c'est dans cette double voie qu'il faut s'appliquer à l'introduire. Elle peut devenir, dans la sphère des arts, une source féconde, un sujet inépuisable d'études; elle fournira un jour aux sciences naturelles un secours que rien ne saurait remplacer. Que le rôle et la mission de cette création admirable de notre siècle tendent donc à s'élever constamment ! Qu'elle descende de l'atelier mercenaire où elle dégénère et languit, parce qu'elle n'y progresse pas, pour entrer dans le sanctuaire de l'artiste et dans le cabinet du savant; et qu'ainsi nous la voyions grandir en s'appuyant sur ce qu'il y a de plus noble et de plus élevé au monde: sur la science qui étend et fortifie notre esprit, sur les beaux-arts, qui charment et adoucissent nos cœurs.

Application de la photographie À L'ART DE LA G R A V U R E.

Il y a quarante ans aujourd'hui, la photographie prenait naissance entre les mains de Joseph Niepce. Après avoir imaginé et construit avec son frère une machine à air chaud, le pyréolophore, qui reposait sur le principe même de la machine Éricsson, le remarquable appareil dont il a déjà été parlé dans le cours de cet ouvrage, Joseph Niepce s'apprêtait constituer la photographie, c'est-à-dire la plus étonnante des créations scientifiques de notre époque. Le modeste et persévérant inventeur avait, comme on le voit, la prescience et l'instinct des grandes choses.
Nous avons eu entre les mains une épreuve photographique représentant l'humble maison des champs où Niepce exécuta ses travaux. On ne peut contempler sans émotion cet asile modeste qui fut le berceau de la photographie naissante. C'est un simple et bourgeois manoir, tout entouré de foisonnantes charmilles; derrière cet humble séjour, la Saône coule lentement à travers un paysage d'une monotone sérénité; au-devant, passe sans façon la grande route, tachant de sa poussière jaunâtre et siliceuse les verts buissons dont le domaine est entouré. Sous les combles de cette honnête maison, l'œil recherche et découvre avec intérêt une fenêtre étroite et surbaissée, que bien des amateurs de mes amis ne verraient pas sans un attendrissement délicieux, car c'est dans cette mansarde, ouvrant sur la campagne, que Niepce avait installé ses appareils, c'est la qu'il passa vingt années de sa vie laborieuse, préparant en silence cette merveilleuse découverte dont ses successeurs devaient seuls connaître tout le prix.
On a à peu près perdu de vue, de nos jours, le véritable but que Niepce s'était proposé au début de ses expériences photographiques il est cependant doublement intéressant de le rappeler, au moment où le problème que Niepce avait soulevé à l'origine de la photographie vient d'être résolu par la science de notre époque. Pendant les longues recherches auxquelles fut consacrée une partie de sa carrière, Niepce s'était proposé d'obtenir, sur une plaque métallique exposée dans la chambre obscure, une empreinte formée par l'action chimique de la lumière et reproduisant l'aspect de la nature extérieure. Ce cliché métallique, soumis au tirage typographique, devait ensuite fournir un nombre illimité d'épreuves sur papier. Or, tel est précisément le résultat qui vient d'être tout récemment obtenu. Après mille détours, la photographie est donc revenue à son point de départ; elle est remontée, on peut le dire, à son origine et à sa source, grâce à un ensemble de travaux que nous nous proposons de faire connaître dans ce chapitre qui formera comme un appendice du tableau que nous venons de présenter de l'état présent de l'art photographique.
Le lecteur apprendra peut-être avec intérêt la série de circonstances qui ont si longtemps retardé la solution du problème capital de la photographie, c'est-à-dire son application à la gravure; c'est ce que nous allons exposer tout en faisant connaître les principes sur lesquels repose l'application des procédés photographiques à l'art du graveur.
Et d'abord, comment Niepce fut-il amené à se poser ce problème étrange, d'obtenir des gravures sur papier par la seule impression chimique des rayons lumineux, à une époque où la science était si peu dirigée vers des recherches d'un tel ordre? Niepce fut conduit dans cette voie difficile par suite de l'admiration générale qu'excitait en France les produits de la découverte, alors toute récente, de la lithographie. A peine importé parmi nous, cet art singulier éveillait partout un intérêt extrême. On s'étonnait avec raison de voir imiter en quelques instants, avec un bout de crayon et un fragment de pierre polie, les produits de l'art pénible et compliqué du graveur. En réfléchissant sur ce résultat remarquable, Niepce osa penser qu'il ne serait peut-être pas impossible d'aller encore plus loin. Dans ces curieuses reproductions qui étonnaient et qui charmaient l'Europe, le génie de Senefelder avait banni la main du graveur, et laissé au seul dessinateur l'exécution du travail; Niepce rêva d'exclure à son tour la main du dessinateur même, et de demander à la nature seule tous les frais de l'opération. Au bout de dix ans de tentatives et d'efforts assidus, il toucha le but qu'il s'était proposé, et voici quels moyens lui avaient permis de l'atteindre.
Un grand nombre de substances résineuses se modifient par l'action de la lumière; exposées aux rayons solaires, elles acquièrent des propriétés qu'elles ne possédaient pas auparavant. Telle est, en particulier, la résine noire et demi-liquide connue sous le nom de bitume de Judée. Soluble dans certains liquides, avant d'avoir été exposée au soleil, elle y devient insoluble après soir été soumise à l'action des rayons lumineux. C'est sur ce fait que Joseph Niepce fonda sa méthode de photographie appliquée à la gravure, ou ce qu'il appelait l'héliographie, c'est-à-dire l'art d'écrire ou de graver par l'action du soleil.
Il opérait sur une lame d'étain: il aurait pu se servir de cuivre ou d'acier, car il avait essayé ces deux métaux, et il serait certainement revenu a leur emploi, en raison de leur plus grande dureté, qui leur permet de suffire à un tirage considérable; cependant, c'est sur l'étain qu'il opérait de préférence. Sur cette lame d'étain, il étendait avec précaution une couche de bitume de Judée; cette couche, une fois sèche, il exposait la plaque dans la chambre noire, pour y recevoir l'impression lumineuse. Dans les parties éclairées de l'image formée par la lentille, le bitume se modifiait de manière à devenir insoluble dans l'essence de lavande; les parties obscures ne subissaient, au contraire, aucune altération. De telle sorte que quand, au sortir de la chambre obscure, on plongeait la plaque dans l'essence de lavande, les parties résineuses non modifiées par la lumière, c'est-à-dire les ombres du dessin, disparaissaient en se dissolvant, tandis que les parties résineuses modifiées par l'action solaire, c'est-à-dire les clairs, restaient sans se dissoudre. On obtenait ainsi une plaque métallique recouverte d'un enduit résineux, qui reproduisait fidèlement les détails de la vue extérieure recueillie par la chambre obscure. Ainsi préparée cette plaque était traitée à la manière des gravures à l'eau-forte, par de l'acide azotique étendu d'eau, qui attaquait et creusait le métal dans les partis non défendues par la résine. En débarrassant ensuite la plaque de cette couche résineuse, il restait une véritable planche à l'eau-forte, qu'il suffisait de soumettre au tirage typographique pour en obtenir des épreuves sur papier. M. Lemaître, graveur de Paris, qui s'était chargé du tirage des planches, conserve encore aujourd'hui quelques spécimens de ces premiers essais, monuments intéressants et curieux de l'enfance de cet art.
On a beau cependant être homme de génie, homme d'habileté exquise ou de patience infatigable, ou a beau trouver dans son imagination féconde la source d'inestimables trésors, il est, dans les recherches scientifiques, quelque chose qui résiste au génie, qui rend toute habileté vaine, qui déconcerte la patience la plus obstinée, et impose une barrière à l'imagination la plus active: c'est l'imperfection de l'instrument dont l'opérateur fait usage. Tel fut l'obstacle que Joseph Niepce rencontra. Les lentilles que l'on taillait, il y a trente ans, pour la construction des chambres obscures, étaient loin de réunir les conditions si remarquables de réfrangibilité qu'elles présentent de nos jours; on ne pouvait pas alors, comme on le fait aujourd'hui, se procurer, pour un prix modique, des objectifs d'une pureté irréprochable. En outre, la trop grande longueur que l'on donnait au foyer de la lentille, faisait perdre une certaine partie du bénéfice de la lumière qui traversait l'instrument. Toutes ces causes devaient empêcher l'inventeur de réaliser toutes ses espérances. Par son procédé héliographique, on obtenait sans doute des gravures sans l'intervention du burin; mais il fallait, pour arriver à ce résultat, un temps considérable; sept à huit heures devaient être employées à prendre une vue dans la chambre obscure, et cette circonstance suffisait pour empêcher toute application sérieuse d'un tel procédé.
C'est alors que Niepce, croyant, à tort ou à raison, avoir épuisé sa veine scientifique, et désespérant d'aller plus loin, seul et sans ressources au fond de sa province ignorée, se décida à s'associer avec Daguerre. Occupé de recherches analogues à celles de Niepce, et ayant réussi, grâce à l'intervention d'un ami commun, s'immiscer dans la connaissance de ses travaux, Daguerre s'offrait à l'inventeur pour perfectionner sa découverte, et lui faire porter ses fruits. A bout de sacrifices, Niepce crut devoir accepter le secours de cette collaboration inattendue.
Le rôle précis de Daguerre, dans le perfectionnement des procédés héliographiques de Niepce, est encore aujourd'hui mal connu; il est difficile de savoir dans quelle mesure exacte le peintre du Diorama a coopéré à la découverte admirable à laquelle, nouvel Améric Vespuce, il a donné son nom. Daguerre a-t-il dû son remarquable succès à de simples tâtonnements empiriques auxquels l'intelligence ne présida pas toujours, comme on serait porté à le croire sur quelques publications incohérentes qu'il nous a données après sa découverte? Avait-il, au contraire, suivi un plan rigoureux et obéi à une méthode véritablement scientifique? Il est difficile de se prononcer sur cette question. On a jusqu'ici éludé, comme à dessein, cette physionomie indécise et mal caractérisée, de sorte qu'il est permis de dire que, pour Daguerre, la postérité n'a pas encore commencé.
Quoi qu'il en soit, dès qu'il fut initié à la connaissance des procédés héliographiques de Niepce, Daguerre en changea immédiatement les bases. Le premier inventeur ne voyait dans 1'épreuve photographique formée sur méta1, qu'un moyen d'arriver à la gravure; sans cela, il se fut simplement appliqué à obtenir des images sur papier, comme d'autres opérateurs l'avaient essayé avant lui. Ce fut Daguerre qui décida son collaborateur à abandonner ce projet; c'est le peintre du Diorama qui eut l'idée d'obtenir sur métal, au lieu d'un cliché destiné à la gravure, un type unique qu'il fallait renouveler pour chaque épreuve. Nous n'avons pas besoin de rappeler les résultats admirables auxquels la photographie fut conduite en entrant dans cette voie nouvelle. Ils sont de nature à ne faire regretter à personne la déviation imprimée par Daguerre à la marche primitive de l'invention.
Quelle que fût cependant la perfection des produits daguerriens, ou plutôt en raison de cette perfection même, chacun regrettait de voir ces merveilleuses images condamnées à rester à jamais à 1'état de type unique; tout le monde comprenait l'importance que devait offrir la transformation des plaques de Daguerre en planches propres à la gravure, et susceptibles, par conséquent, de suffire, grâce à l'impression typographique, à un tirage illimité. Savants, industriels et artistes, appelaient de leurs vœux ce perfectionnement important.
Il y avait alors, dans la presse scientifique de Paris, un savant dont 1'absence s'y fait encore regretter; c'était M. Donné, esprit distingué, et comme chacun sait, écrivain habile. Comme nous tous, qui, par profession et par goût, surveillons avec ardeur le mouvement des choses scientifiques, M. Donné suivait avec l'intérêt le plus vif la marche et les progrès de l'invention admirable qui préoccupait alors tant d'esprits. C'est à lui que fut réservé l'honneur de cette tentative utile, qui consistait à ramener la photographie dans la voie qu'elle avait perdue. M. Donné essaya le premier de transformer les plaques daguerriennes en planches propres à la gravure. A l'aide d'un acide convenablement choisi, il parvenait, en opérant sur une plaque daguerrienne, à attaquer le métal, de manière, a obtenir une planche susceptible de fournir des épreuves sur papier par le tirage typographique.
Il y avait pourtant, dans la nature même d'une telle opération, des conditions qui devaient mettre obstacle à toute réussite. Le mercure qui, déposé inégalement sur la plaque de Daguerre, sert à tracer le dessin photographique, y forme une couche d'une ténuité infinie; le calcul seul peut donner une idée des faibles dimensions de ce voile métallique. Les inégalités de surface, que l'acide a pour effet de produire en agissant sur la plaque daguerrienne, ne peuvent donc montrer qu'un très faible relief, et cette circonstance fait comprendre les défauts que devaient présenter, sous le rapport de la vigueur, les gravures obtenues par ce moyen. D'ailleurs, la mollesse de l'argent limitait extraordinairement le tirage; on ne pouvait obtenir ainsi plus de quarante on cinquante épreuves. C'est en vain qu'un physicien habile, M. Fizeau, essaya de perfectionner ces procédés. Les moyens détournés, mis en usage par M. Fizeau, pour la gravure des épreuves daguerriennes, ne purent être adoptés dans la pratique, et son procédé demeura infructueux dans les mains du cessionnaire de son brevet.
Mais, sur ces entrefaites, un événement de la plus haute importance dans l'histoire de la photographie, vint détourner les esprits de ce genre de recherches; ce fut la découverte de la photographie sur papier Imaginée dans son principe et dans ses détails d'exécution par M. Fox Talbot, en Angleterre, popularisée en France par les travaux et les efforts persévérants de M. Blanquart-Évrard, la photographie sur papier imprima aux idées des opérateurs une direction toute différente. La singulière perfection des produits de cette branche nouvelle des arts photographiques, les travaux nombreux qu'il avait fallu exécuter pour y atteindre, absorbèrent longtemps l'attention des amateurs et des artistes. D'ailleurs la photographie sur papier qui, avec un premier type, 1'épreuve négative, permet d'obtenir un nombre presque indéfini d'épreuves positives, semblait devoir rendre désormais superflu l'art de la gravure photographique; ce dernier problème avait donc, en apparence, perdu une grande partie de son utilité.
Il ne manquait pas néanmoins de bonnes raisons à opposer aux personnes qui prétendaient que la photographie sur papier permettait de se passer de la gravure photographique. Le tirage d'une épreuve positive est toujours une opération délicate, et malgré tous les perfectionnements ingénieux apportés par M. Blanquart-Évrard à cette partie du manuel photographique, il est bien difficile qu'elle puisse jamais devenir industrielle. Aussi les bonnes épreuves sur papier sont-elles maintenues, dans le commerce, à un pris assez élevé pour leur faire perdre une partie de la supériorité qu'elles présentent sur les produits de la lithographie ou de la gravure. Une autre raison à invoquer, c'est le débat de stabilité des épreuves de photographie sur papier. On sait que les images photographiques sur papier pâlissent manifestement par une exposition de plusieurs années à la lumière, et qu'elles semblent menacées de disparaître en entier par suite d'une exposition plus prolongée à la même influence. Sans doute, toutes les épreuves ne subissent point ce genre d'altération; il est incontestable, pourtant, que cet effet se réalise souvent. Il provient de ce que, malgré la continuité des lavages à l'eau distillée qui doivent terminer l'opération, le papier retient toujours une certaine quantité d'hyposulfite de soude; la présence de quelques traces de ce sel suffit pour provoquer, au bout d'un temps plus ou moins long. la disparition de l'argent métallique qui forme le dessin.
Mais toutes ces raisons, tant valables soient-elles, n'auraient peut-être que médiocrement touché la laborieuse tribu des photographes, sans une autre circonstance qui est venue contribuer plus que toute autre à ramener l'attention vers la gravure.
La photographie sur papier est parvenue aujourd'hui à un degré tellement avancé de perfection, qu'il est bien difficile qu'elle aille beaucoup plus loin; il est permis de dire que cet art merveilleux touche dès aujourd'hui à ses colonnes d'Hercule. Or, l'existence incontestée d'un tel fait était, pour les photographes, l'incitation la plus puissante à chercher quelque création nouvelle. Dire à la photographie, l'art progressif par excellence, qu'elle a atteint ses limites dernières, qu'elle n'a plus rien à inventer, et qu'elle doit se borner, à l'avenir, à répéter docilement les pratiques que l'expérience a consacrées, c'était la pousser le plus directement possible à de nouvelles conquêtes. C'est ce qui n'a pas en effet manqué de se produire. Quand il a été une fois bien démontré que la photographie n'avait plus rien à demander à ses laborieux adeptes, tout aussitôt il a été décidé, d'une commune voix, qu'il fallait, sans autre retard, attaquer le dernier problème, c'est-à-dire la gravure des épreuves.
Ce problème présentait de grandes difficultés. On ne pouvait songer à graver avec la plaque daguerrienne elle-même; la non réussite de M. Fizeau montrait qu'il n'y avait rien à attendre de ce côté. Mais il restait les épreuves sur papier. Il n'était pas impossible de transporter sur le cuivre ou l'acier, l'empreinte d'une photographie sur papier, et cette empreinte, composée d'une substance inattaquable par l'eau-forte, pouvait permettre d'obtenir une planche sur métal gravée et susceptible de fournir, par le tirage, des épreuves en nombre illimité.
C'était là une idée excellente. Aussi est-elle venue en même temps à deux habiles praticiens, à M. Talbot, l'heureux et célèbre inventeur de la photographie sur papier; à M. Niepce de Saint- Victor, propre neveu de Joseph Niepce et l'inventeur de la photographie sur verre.
Dans l'histoire de la photographie, la part de M. Talbot est trop belle pour qu'en certains faits secondaires, la vérité puisse lui sembler importune. M. Talbot nous permettra donc de dire que son procédé, pour la gravure des épreuves photographiques, était bien loin de contenir la solution de la difficulté proposée. En faisant usage de bichromate de potasse comme matière impressionnable à la lumière, M. Talbot est parvenu à graver sur acier, au moyen d'une épreuve photographique, des objets transparents. Mais il ne peut obtenir ainsi que des silhouettes d'objets laissant tamiser la lumière, tels que feuilles d'arbre, découpures, dentelles, etc.; il ne réussit point à reproduire les ombres; son procédé ne peut donc s'appliquer à la gravure des images photographiques.
M. Niepce de Saint-Victor a été plus heureux, seulement il n'a pas eu besoin de se mettre en frais d'imagination. Joseph Niepce, son oncle, avait, comme on l'a vu, réussi, il y a trente ans, à graver sur étain les images formées dans la chambre obscure. M. Niepce de Saint-Victor s'est borné à appliquer le même procédé pour graver sur acier une épreuve de photographie formée sur papier ou sur verre. Et ce procédé, sans aucune modification, sans aucune substitution importante dans les matières employées, a réussi entre ses mains , comme il avait réussi, il y a trente ans, dans les mains du premier inventeur. Voici donc comment on opère pour obtenir, à l'exemple de MM. Niepce de Saint-Victor et Lemaître, une gravure sur acier au moyen d'une épreuve photographique.
Comme le faisait Joseph Niepce, on étend sur la surface bien polie d'une plaque d'acier, une couche de bitume de Judée, dissous dans l'essence de lavande. Ce vernis, exposé à une chaleur modérée, se dessèche; ou le maintient ensuite à l'abri de la lumière et de l'humidité. Pour obtenir sur la plaque, ainsi préparée, la reproduction d'une épreuve photographique, on prend une épreuve positive obtenue sur verre, ou bien sur papier ciré, et par conséquent transparente. On applique cette épreuve positive contre la plaque métallique, et on expose le tout à la lumière solaire ou diffuse, pendant un quart d'heure pour le premier cas, une heure pour le second. Au bout de ce temps, la lumière, traversant les parties diaphanes du dessin, a modifié la substance résineuse qui recouvre la plaque. Et si on lave alors cette plaque avec un mélange formé de trois parties d'huile de naphte et d'une partie de benzine-Collas, on fait disparaître, en les dissolvant, les parties de l'enduit résineux que la lumière n'a pas touchées, c'est-à-dire les parties qui correspondent aux noirs de l'épreuve photographique. On a produit ainsi une planche d'acier, sur laquelle le dessin de l'image daguerrienne est retracé à l'aide d'une légère couche de bitume de Judée, qui correspond aux parties éclairées de l'image. Par conséquent, si l'on traite cette planche par l'eau-forte, on attaque l'acier dans les parties non abritées par le corps résineux, et l'on obtient de cette manière une planche en creux, qui, plus tard, encrée et soumise au tirage typographique, donne un nombre indéfini d'épreuves sur papier, parfaitement identiques avec le modèle daguerrien.
Les premières gravures obtenues par le procédé de M. Niepce de Saint-Victor étaient loin d'être parfaites. Si elles présentaient quelquefois une certaine délicatesse dans les traits, elles offraient dans les ombres beaucoup d'empâtements grossiers. Ce n'était guère que des ébauches qui exigeaient, pour être terminées, le secours du burin. Nous dirons même, en toute franchise, qu'elles ne nous paraissent point supérieures aux spécimens du même genre, exécutés, il y a trente ans, par l'ancien Niepce.
Cependant, lorsqu'une idée utile et juste est une fois lancée dans le monde de la science et des arts, elle ne tarde pas à y faire bon chemin. C'est ce qui vient de se produire pour l'application de la photographie à l'art de la gravure.
M. Niepce de Saint-Victor a perfectionnée ses premiers essais en modifiant la nature et les proportions des dissolvants employés pour enlever les parties du bitume non impressionnées par la lumière. En ajoutant à ce bitume divers composés organiques, tels que l'éther sulfurique ou diverses essences, il est parvenu à activer beaucoup l'impression lumineuse et à abréger le temps de l'opération. C'est ainsi qu'il est parvenu à impressionner, dans la chambre obscure même, la plaque d'acier revêtue de l'enduit sensible de bitume de Judée.
Toutefois, le but que s'était proposé l'auteur de ces recherches, et qu'il a poursuivi avec ardeur pendant plusieurs années, n'a pas été atteint d'une manière complète. Le problème de la gravure photographique exigerait que la planche métallique propre à graver pût s'obtenir par le seul concours de la méthode chimique employée par l'opérateur, et sans qu'il fût nécessaire de recourir au travail ultérieur du graveur, à l'action du burin. pour corriger ou terminer la planche. Or, c'est là un résultat qui n'a pu être obtenu par M. Niepce de Saint-Victor. Les planches sur acier, qu'il a obtenues en suivant les procédés décrits ont toujours besoin, pour être terminées, et servir au tirage typographique, de subir de longues retouches, un travail pénible et compliqué de la part du graveur. Les frais qui résultent de cette nécessité, tout à fait inévitable, rendent fort peu économique le procédé de gravure employé par M. Niepce de Saint-Victor. L'expérience n'a donc pas répondu en entier aux espérances qu'avait fait concevoir l'annonce de sa découverte.
Mais, hâtons-nous de dire que, dans les derniers mois de 1855, le problème de la gravure photographique a reçu une solution inespérée. Le peu de succès pratique obtenu par la méthode de M. Niepce de Saint-Victor avait jeté sur ce genre de recherches une défaveur marquée, lorsque la publication d'un important travail de M. Poitevin, ingénieur civil, est venue prouver que les difficultés, regardées jusqu'ici comme insurmontables, pouvaient être heureusement levées. La gravure photographique est entrée, dès ce moment, dans une phase toute nouvelle, et c'est à partir de l'année 1856, que commence, on peut le dire, la troisième époque historique de la gravure photographique, car les essais primitifs de l'ancien Niepce, et les efforts tentés, en 1853, par son neveu, M. Niepce de Saint-Victor, peuvent constituer les deux premières de ces trois périodes historiques.
Voici la méthode imaginée par M. Poitevin, qui consiste essentiellement dans une application du fait de la réduction du bichromate de potasse par l'action de la lumière, fait découvert et déjà appliqué à la gravure photographique sur acier par M. Talbot (1)([ii]).
Elle repose sur la propriété que possède la gélatine imprégnée de bichromate de potasse, et soumise ensuite l'action de la lumière, de perdre la faculté de se gonfler dans l'eau, tandis que la gélatine ainsi préparée, mais non impressionnée par l'action lumineuse, se gonfle considérablement (au point d'augmenter d'environ sis fois son volume), quand ou la plonge dans l'eau.
La curieuse modification subie, dans cette circonstance, par la gélatine imprégnée de bichromate de potasse, tient à ce que les sels d'acide chromique et surtout les bichromates, quand ils sont mêlés à des substances organiques, s'altèrent chimiquement au contact des rayons lumineux, l'acide chromique passant sous cette influence à l'état d'oxyde de chrome. Déjà diverses applications de ce fait avaient été réalisées en photographie. On a vu plus haut que M. Talbot l'a utilisé pour la gravure photographique sur acier. M. Testud de Beauregard s'en était servi pour obtenir sur papier des images positives de différentes teintes. Dans ces deux dernières applications, l'acide chromique réduit par la lumière et ramené à l'état d'oxyde de chrome, constitue le corps colorant qui forme le dessin. Mais dans l'application nouvelle qui a été faite de ce phénomène chimique par M. Poitevin, il y a une autre modification. L'acide chromique, réduit par l'action de la lumière, et changé en oxyde de chrome, transforme la gélatine en une substance particulière qui diffère de la gélatine ordinaire, en ce qu'elle n'est pas pénétrable par l'eau et, par conséquent, non susceptible de se gonfler par l'absorption de ce liquide.
Le fait qui sert de base à la méthode de M. Poitevin étant ainsi établi, peu de mots suffiront pour la décrire.
M. Poitevin transporte à volonté une épreuve photographique sur une pierre lithographique ou sur une lame de cuivre, pour en tirer des épreuves lithographiques sur papier ou des gravures sur cuivre. Pour le premier cas, le procédé de M. Poitevin consiste à déposer à la surface d'une pierre lithographique de la gélatine mêlée avec une solution de bichromate de potasse; on laisse sécher, puis on recouvre cette pierre avec un cliché négatif et on l'expose à l'influence de la lumière solaire; sous cette influence, le bichromate passe à l'état d'oxyde de chrome et devient insoluble. Au moyen de lavages à l'eau, on enlève la gélatine qui n'a pas été altérée; on passe le rouleau lithographique ou le tampon sur la pierre, et l'encre s'attache aux endroits seulement où il est resté de l'oxyde de chrome
Voici maintenant la manière d'obtenir avec une épreuve photographique une planche de cuivre propre a servir au tirage typographique.
On applique une couche plus ou moins épaisse de dissolution de gélatine sur une surface plane, sur une lame de verre par exemple; on la laisse sécher et on la plonge ensuite dans une dissolution de bichromate de potasse; on laisse sécher de nouveau, et l'on impressionne, soit à travers un cliché photographique, soit à travers un dessin positif. Après l'impression lumineuse, dont la durée doit varier selon l'intensité de la lumière, on plonge dans l'eau la couche de gélatine; alors toutes les parties qui n'ont pas reçu l'action de la lumière se gonflent et forment des reliefs, tandis que celles qui ont été impressionnées ne prenant pas d'eau, restent en creux. On transforme ensuite cette surface de gélatine gravée, en planches métalliques, en la moulant, au moyen du plâtre, avec lequel on obtient immédiatement par les procédés de la stéréotypie, des planches métalliques, ou bien on la moule directement par la galvanoplastie, après l'avoir métallisée.
Par ce procédé, les dessins négatifs au trait fournissent des planches métalliques en relief pouvant servir à l'impression typographique, tandis que les dessins positifs donnent des planches en creux pouvant être imprimées en taille-douce.
La méthode de gravure photographique de M. Poitevin est appelée à un avenir sérieux. Elle offre cet avantage décisif que toute intervention du graveur en est bannie; elle répond, par conséquent, à la condition capitale du problème de la gravure photographique, qui consiste à se passer d'une manière complète du burin de l'artiste et à exécuter. toute l'opération par le seul concours des moyens chimiques.
On voit que dans la méthode de M. Poitevin, la reproduction du cliché par la galvanoplastie joue un rôle très important. Qu'il nous soit permis de dire ici qu e nous avons toujours pensé que la galvanoplastie était, en effet, le seul moyen qui pût permettre de reproduire toutes les finesses des clichés photographiques. En 1854, nous avions même commencé divers essais avec M. Baldus, pour reproduire par la galvanoplastie les empreintes formées sur une lame d'acier recouverte de bitume de Judée et exposée à l'action de la lumière, selon le procédé de Niepce. Mais l'inégalité de l'action de la lumière, sur la couche sensible de bitume de Judée, est l'obstacle qui a arrêté cette tentative dont les résultats se montraient cependant très encourageants et très dignes d'intérêt (1) ([iii]).
L'application de la galvanoplastie à la gravure des épreuves photographiques a donc contribué beaucoup à la solution définitive de ce problème. Au moment où cette idée va porter ses fruits, au moment où l'application de la galvanoplastie à la gravure photographique, si bien réalisée par M. Poitevin dans son ingénieuse méthode, va peut-être révolutionner toute une branche des arts, il est de toute justice de rendre à ceux qui ont concouru a cette découverte utile l'hommage qui leur est dû. Le nom d'un artiste modeste, qui a été pour beaucoup dans l'application de la galvanoplastie à la gravure photographique, est aujourd'hui entièrement ignoré. Ce nom mérite cependant d'être recueilli ; car il rappelle une destinée triste et touchante. Que l'on nous permette donc de faire connaître ici le rôle que ce pauvre artiste inconnu a joué dans la création de la gravure photographique, exécutée par l'intermédiaire de la galvanoplastie.
Si, au lieu de relever modestement les chroniques de la science du jour, nous aspirions à l'honneur d'écrire de beaux récits ou d'intéressantes histoires, nous aurions intitulé celle-ci: Hurleman, ou le graveur à la jambe de bois. En effet, Hurleman était graveur et il avait une jambe de bois. Cette jambe de bois, on ne savait pas précisément où il l'avait gagnée, mais ni lui ni ses amis ne l'auraient pas donnée pour beaucoup. Elle servait en effet d'interprète extérieur aux sentiments de son âme; elle était comme le confident et le traducteur de sa pensée. Hurleman était-il heureux, elle s'en allait bondissante et joyeuse sur le pavé sonore, exprimant sa gaieté par toutes sortes pas étranges et de sauts désordonnés. Était-il, au contraire, en proie à quelque sombre humeur de noire mélancolie, la jambe de bois se traînait languissamment morne et silencieuse, trahissant par son allure désolée les secrets sentiments de l'âme de son maître. Ces jours de tristesse n'étaient d'ailleurs que trop fréquents, car Hurleman était pauvre, de cette pauvreté qui touche à la misère; et c'est la sans doute ce qui lui avait attiré l'amitié et la mélancolique sympathie de Charles Muller, ce grand artiste, mort aussi, de son côté, de ce mal sinistre de la misère. Ce dont Hurleman souffrait le plus en ce triste état, c'était d'être sevré des plaisirs communs de l'artiste. Il ne connaissait que par leurs titres ces beaux livres et ces beaux recueils que vous parcourez d'un œil distrait. En fait de jouissances artistiques, il ne connaissait guère que celles qui ne coûtent rien, les musées, les expositions publiques de peinture aux jours non payants, et surtout ces grandes expositions gratuites que l'éclat de la nature offre chaque jour à l'admiration et à l'étude d'un artiste amoureux de son art. Hurlerman tenait dans ce groupe d'élite une place distinguée. Il avait un talent remarquable dans cet art aux mille formes qui s'appelle la gravure; et comme tous les artistes qui, par état, sont obligés de faire l'éducation de leurs doigts, il était d'une adresse rare. Il ne connaissait point d'égal dans le manuel pratique des divers procédés de sa profession. D'un esprit inventif, il était plein de ressources. Aussi, lorsque, vers 1866, le projet fut formé de reproduire, au moyen de la gravure, les planches daguerriennes, c'est à lui que M. Fizeau, auteur de la découverte de ce procédé, songea pour se l'adjoindre en qualité de graveur. Hurleman se dévoua avec passion aux travaux de cette œuvre difficile. Aussi sa joie fut-elle grande, lorsque, dans la séance où les procédés de M. Fizeau furent communiquéss à l'Académie des sciences, les félicitations et les éloges du savant aréopage vinrent en accueillir l'exposé. Mais où sa joie fut sans bornes, où son bonheur parut véritablement toucher au délire, c'est lorsque, quelques mois après, l'Académie, pour encourager ces recherches et fournir à leur auteur un témoignage de l'intérêt qu'elles avaient inspiré, décida de confier à M. Fizeau la reproduction en gravure d'une série importante de planches daguerriennes. Ce jour-là, lorsque Hurleman sortit de la réunion académique, sa joie dépassait toutes limites. Il ne pouvait tenir en place, il n'en finissait pas de témoigner son bonheur à ses amis. Sa jambe de bois semblait avoir le vertige, elle sautillait çà et là comme une folle, exprimant à sa manière la joie qui inondait l'âme de son maître ordinairement si triste.
Pour lui, encore tout bouleversé de cette émotion inattendue, au sortir de la séance académique, il se mit à courir dans tous les quartiers de Paris, afin d'acheter chez les divers marchands les objets nécessaires à l'exécution de son grand travail. Il fit ainsi, en quelques heures, dix lieues dans la ville, et ne suspendit sa course que le soir, quand l'émotion, la fatigue et les mille anxiétés de sa situation nouvelle, le forcèrent de s'arrêter à demi brisé. Il monta avec peine le haut escalier de sa froide mansarde de la rue du Four-Saint-Germain. Arrivé chez lui, il tomba épuisé. Bientôt, il se sentit saisi à la poitrine d'une douleur vive et lancinante; il se coucha en proie à une fièvre violente. Les forces du pauvre artiste n'avaient pu suffire à tant d'émotions; la nature, trop faible, succombait à tant d'assauts. Le lendemain, une fluxion de poitrine se déclarait. Le mal marche d'un pas rapide dans l'asile solitaire de la détresse. Deux jours après, Hurleman rendait le dernier soupir entre son jeune enfant et sa femme atterrée d'un coup si subit. On le porta, non loin de sa demeure, au cimetière du Mont-Parnasse. Mais, nouveau malheur! le jour même, sa pauvre femme, épuisée par tant d'émotions terribles, se sentit, à son tour, frappée aux sources de la vie. Elle se coucha dans ce même lit encore tout glacé du contact du corps de son mari, et elle sentit bien, à cette impression funèbre, que le terme de ses tristes jours était arrivé. On la pressait de se rendre à l'hospice voisin:
- Non, dit-elle, je veux mourir dans le lit ou il est mort.
Elle mourut, en effet, le jour suivant; elle alla rejoindre, sous les cyprès du Mont-Panasse, le pauvre Hurleman qui ne l'avait pas longtemps attendue. Daris cette chambre, remplie de tant de bonheur quatre jours auparavant, il ne restait plus qu'un orphelin.
Le lendemain, mon ami Baldus venait rendre visite au graveur pour le féliciter de la décision que l'Académie avait prise à son sujet, et examiner les premiers résultats de son travail. Il monta les six étages du pied leste de ses vingt ans, et sonna joyeusement à la porte de l'artiste. Personne ne répondit; seulement une vieille voisine, attirée par le bruit, se montra sur le carré. La bonne femme avait recueilli, chez elle, en attendant que l'on prît quelque décision à son égard, le jeune orphelin abandonné. Elle raconta les tristes événements qui venaient de s'accomplir, et introduisit le visiteur dans la ,chambre déserte des époux. La pièce était complétement vide; le graveur n'avait laissé pour tout héritage que la magnifique planche de Charles Muller, la Madone de Raphaë1, que son ami lui avait offerte. Tout le mobilier de l'artiste avait peu à peu disparu sous la terrible aspiration de la misère; mais il n'avait jamais consenti à se séparer de ce dernier souvenir de son ami. Baldus emporta la gravure; il la mit en loterie auprès des artistes et en retira une somme de deux cents francs qui servit à faire entrer l'orphelin comme apprenti chez M. Lerebours, opticien. Peut-être le jeune homme n'apprendra-t-il qu'aujourd'hui , par la lecture de ces lignes, ces détails sur la rie de son père, si toutefois il a eu, dans son atelier, le temps d'apprendre à lire.
On s'est demandé plusieurs fois pourquoi le procédé de gravure photographique, breveté au nom de M. Fizeau, et dont M. Lerebours commença l'exploitation, avait tout d'un coup cessé de répandre ses produits. C'est qu'à cette époque les procédés de la galvanoplastie, encore fort peu connus en France, exigeaient, pour être appliqués avec succès à la gravure, une main habile et délicate. Et cette main qui a fait défaut, on le comprend maintenant, c'est celle du graveur à la jambe de bois.

Nous venons de faire connaître l'un des triomphes les plus éclatants, sans aucun doute, que la photographie ait remportés depuis son origine. Nous sommes convaincu, cependant, qu'il ne sera point accueilli avec les mêmes sentiments de satisfaction générale qui ont salué ses précédentes conquêtes, et nous-même sommes saisi, en l'annonçant, comme d'une involontaire tristesse. C'est que la photographie a été, dès son apparition, un juste sujet de craintes pour cette phalange d'élite qui vit du pinceau, du burin ou du crayon. Tous les arts qui se rattachent à la gravure et au dessin ont toujours, avec raison, entrevu un rival redoutable dans les procédés daguerriens et dans les applications infinies que l'on peut en faire pour l'imitation et la reproduction plastique. Or, il est impossible de se dissimuler que ces pressentiments ne soient, dans une certaine mesure, sur le point de se réaliser, et que toute une série d'industries importantes ou d'existences honorables ne se trouvent menacées d'un amoindrissement prochain. Ensuite, pour qui se rend un compte exact de la marche actuelle des sciences et de leur incessante application aux usages de la vie, il est un fait qui frappe de jour en jour les yeux avec plus d'évidence: c'est que partout, dans le monde des arts comme dans celui de l'industrie, dans les travaux manuels comme dans la sphère plus élevée des productions de la pensée, partout l'instrument tend à se substituer à l'intelligence, partout la machine tend à détrôner l'esprit. Le fait que nous venons de rapporter est un frappant symptôme de celle tendance visible de notre époque, et l'on comprend que bien des personnes ne reconnaissent point sans de secrètes alarmes ces premiers signes des temps nouveaux. Si l'invincible loi du progrès, qui pousse incessamment l'humanité vers des destinées nouvelles, doit se manifester à nous par un empi6étement d'un tel ordre, on ne saurait sans doute se défendre d'accueillir avec quelque tristesse la première annonce de son avénement prochain; toutefois, ce qui doit atténuer de trop justes inquiétudes, c'est la pensée consolante qu'il existe au delà de nous une puissance supérieure qui souvent, d'un ma1 apparent, fait sortir le souverain bien. Laissons donc à l'avenir le soin d'éclaircir des mystères que notre faiblesse ne saurait pénétrer.

([i]) La première application du mégascope à l'exécution des portraits photographiques a été faite à Vienne, en 1849, MM. Gerothwold et Tanner, habiles photographes aujourd'hui à Paris.
([ii]) Voyez page 229.
([iii]) (1) Voici en quoi consiste le procédé que M. Baldus a suivi pour obtenir de très belles reproductions gravées d'épreuves photographiques.
On prend une lame de cuivre sur laquelle on étend, comme l'a indiqué M. Niepce de Saint-Victor, une couche de bitume de Judée. Sur la lame de cuivre recouverte de la résine impressionnable, on superpose une épreuve photographique sur papier de l'objet à graver; cette épreuve est positive, et doit, par conséquent, se traduire en négatif sur le métal par l'action de la lumière. Au bout d'un quart d'heure environ d'exposition au soleil, l'image est produite sur l'enduit résineux, mais elle n'y est point visible, et on la fait apparaître, en lavant la plaque avec un dissolvant qui enlève les parties non impressionnées par la lumière, et laisse voir une image négative représentée par les traits résineux du bitume. Cependant le dessin est formé d'un voile si délicat et si mince, qu'il ne tarderait pas à disparaître en partie par le séjour de la plaque au sein du liquide. Pour lui donner une solidité et une résistance convenables, on l'abandonne pendant deux jours à l'action de la lumière diffuse. Le dessin étant consolidé de cette manière, par son exposition au jour, on plonge la lame de métal dans un bain galvanoplastique de sulfate de cuivre, et voici maintenant les véritables merveilles du procédé. Attachez-vous la plaque au pôle négatif de la pile, vous déposez sur les parties du métal non défendus par l'enduit résineux une couche de cuivre en relief; la placez-vous au pôle positif, vous creusez le métal aux mêmes points et formez ainsi une gravure en creux; si bien que l'on peut à volonté, et selon le pôle de la pile auquel on s'adresse, obtenir une gravure en creux ou une gravure en relief, en d'autres termes, une gravure à l'eau-forte, pour le tirage à l'encre typographique, ou une gravure de cuivre en relief analogue à la gravure sur bois, pour le tirage à l'encre d'impression.
Mais ce procédé n'a bien réussi que pour reproduire des gravures. Pour soumettre au même moyen des épreuves ordinaires de photographie, il faut y appliquer, artificiellement, le grain qui existe dans les gravures, c'est-à-dire les éclaircies ménagées par le burin dans les ombres. Cette circonstance a été un obstacle que M. Baldus n'a pu surmonter; le procédé décrit ci-dessus ne se rapporte donc qu'au cas où l'on voudrait reproduire une gravure, et avec une épreuve sur papier de cette gravure, recomposer la planche métallique.

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