quinta-feira, 4 de junho de 2009

1855

REVUE UNIVERSELLE des ARTS
publiee par M. Paul Lacroix (Bibliophile Jocob)
Tome Second
Paris/Bruxelles
1855
Pags.37 - 47
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LA PHOTOGRAPHIE ET L'ART.
Quand M. Arago, en janvier 1839, annonça l'invention de MM.Niepce et Daguerre, quand aussi, un peu plus tard, les produits de cette découverte firent leur apparition à la Chambre des députés, appelée à lui décerner une récompense nationale, on se mit dès lors à raisonner sur les résultats probables, dans un avenir plus ou moins éloigné, de cette lutte engagée entre l'art et l'optique secondée de la chimie. On s'apitoyait généralement sur la ruine prochaine de tous les artistes en portraits et en paysages; tout le talent d'un peintre allait désormais se borner à la science des couleurs, à l'enluminure, si toutefois, ajoutait-on, il est impossible d'obtenir des épreuves coloriées par le soleil lui-même.
Les esprits moins superficiels, doués, à un certain degré, du sens artistique, ne virent dans cette singulière action de la lumière sur l'argent et l'iode qu'un simple mécanisme, propre à seconder l'art, en lui fournissant des croquis sans effets, mais précieux pour l'étude des ombres et de la perspective. Ils assimilaient volontiers la photographie, comparée à la peinture, au jeu froid et machinal d'un orgue de barbarie, par rapport à la suave et intelligente harmonie d'un orchestre vivant.
C'est, à mon avis, cette dernière opinion qui se rapproche le plus de la vérité. Pour traiter radicalement cette question, il faudra mettre en présence, d'un côté, un daguerréotype doué de toute la perfection mécanique possible, de l'autre, un artiste de premier ordre ; et d'abord essayons de faire comprendre en quoi consistent les qualités d'un daguerréotype parfait.
L'action optique qui préside aux effets de la chambre noire (instrument connu depuis plus de deux siècles) peut s'expliquer en quelques mots. Quand les rayons lumineux qui partent en ligne droite de tous les objets visibles viennent à rencontrer et à traverser un disque de verre à surface convexe, par une loi naturelle dite réfraction, elles acquièrent la propriété de former dans l'air, au delà de ce disque, une image des objets réels de la surface desquels elles émanent. L'extrême perfection de cette image dépend du degré de pureté et de transparence de la masse cristalline, cet œil factice qu'on nomme un objectif; d'autre part, de la précision de son arc de courbure.
Supposons ici un objectif doué de toutes les qualités exigibles. La couche lumineuse multicolore, qui revêt chaque objet et le rend perceptible à la vue, rencontrera une lentille, formée d'une matière complétement homogène et diaphane, si bien achromatisée, si régulière dans sa courbe, que chaque rayon, après avoir subi, en la traversant, une certaine déviation, viendra reprendre sa place respective avec une précision mathématique. Cette image, engendrée dans la couche d'air voisine de notre oeil, aura une dimension égale à celle de l'objet apparent, ou plus petite, ou plus grande, suivant le degré deconvexité dela lentille ; mais, quelleque soit cette dimension, la reproduction de l'objet en sera une peinture accomplie, d'une extrême clarté et d'une si merveilleuse finesse, qu'à la rigueur, aucun détail, quelle que soit son exiguïté, n'y manquerait, si la limpidité du cristal pouvait être absolue.
Dans les lunettes d'approche, cette image aérienne si délicate est reçue par une loupe ou une combinaison de loupes, qui en dilate les proportions; mais, dans l'instrument qui nous occupe, on la reçoit, sans la grossir, sur un fond d'une nature quelconque et de surface plane, qui l'arrête au point de sa plus grande netteté, puis on la fixe sur ce fond au moyen de divers procédés chimiques que je ne décrirai pas ici. Si on la veut plus grande que la dimension apparente des objets, on emploie des objectifs à longs foyers et de larges diamètres; si, plus petite, des objectifs à effets contraires.
Les personnes étrangères à l'optique ne s'expliquent pas pourquoi ces images sont renversées en tous sens; voici pourquoi : chaque rayon, émané, en ligne droite, d'un objet, rencontrant la lentille, dont la surface est courbée, c'est-à-dire oblique sur tous les points, excepté au point central, chaque rayon, après avoir traversé la masse cristalline, se coude, prend lui-même une marche oblique par rapport à sa direction primitive. Il en résulte une nouvelle direction, qui converge vers un point dit foyer, où toutes les lignes lumineuses se réunissent en formant un cône aigu. A cet endroit, elles sont excessivement resserrées, sans pourtant se confondre, mais elles ne s'y arrêtent pas, et continuent leur route au delà : c'est assez dire qu'elles doivent se croiser et commencer à offrir un phénomène contraire, à diverger au lieu de converger, par cela seul qu'elles suivent, de toute nécessité, en ligne droite, la direction que leur a imprimée la forme de l'objectif.
Or, c'est à une certaine distance au delà du point où les rayons se sont croisés et sont en train de diverger que l'image aérienne, créée par leur ensemble, devient visible et acquiert toute sa netteté. Par suite du croisement, il s'opère une transposition de chaque détail de l'image. Il suffit d'un moment de réflexion pour comprendre que la base de chaque objet est tournée vers le haut du cadre, et son sommet vers le bas. Il y a donc, dans l'image, transposition, dans le sens vertical, des divers points des objets réels, et de même, dans le sens horizontal, puisqu'on retrouve à droite ce qui en réalité est à gauche, et vice versâ.
Ce double renversement de l'image aérienne se corrige, dans les lunettes d'approche, au moyen d'une combinaison de lentilles qui opèrent une nouvelle réfraction, par conséquent un renversement de l'image en sens contraire, ce qui la remet dans sa position naturelle, et en même temps l'amplifie.
Mais ce moyen né peut s'appliquer au daguerréotype, dont l'image a un tout autre emploi. Quand elle est fixée, il suffit, pour la voir verticalement dans son état normal, de l'examiner dans une position opposée à celle qu'elle occupait dans l'instrument. Mais ce mouvement ne la rectifie pas dans le sens horizontal, ne transpose pas à droite ce qui est peint à gauche. En certain cas, cette seconde opération s'effectue aussi simplement que la première; c'est quand l'image est fixée sur verre. Onn'a, pour la voir régulière en tous sens, qu'à l'examiner sur la face opposée à celle qui a reçu l'empreinte.
Mais, quand le fond est opaque, cette ressource manque. Or, les portraits, et surtout les perspectives d'édifices, pour être fidèles, doivent être vus dans la condition même où l'oeil aperçoit l'original. Ne nous occupons que des portraits. Si tout visage humain était parfaitement régulier, cette transposition n'entraînerait aucun inconvénient. Mais, le plus souvent, le sourcil de droite est plus fourni que celui de gauche; le nez dévie un peu d'un côté; un signe existe sur un point quelconque, etc. Il est certain que ce dérangement de détails nuit à la ressemblance; excepté pour la personne photographiée, qui ne s'est jamais vue que par voie de réflexion.
Un portrait, ce me semble, n'est pas fait pour celui qu'il représente, mais bien pour la satisfaction de ses amis; il faut donc qu'il soit à l'endroit, par rapport à la vision directe. Or, voilà où je voulais en venir, au sujet de l'extrême perfection du daguerréotype. Le remède au défaut signalé paraît d'abord bien simple : il suffit que l'image, avant de s'arrêter sur la plaque, se reflète dans un miroir. Mais il résulte de cette nécessité une perte notable de lumière, et, ce qui est bien plus grave, une déformation notable des détails de l'image, si le miroir n'est point parfaitement uni et sans défaut dans sa masse vitreuse, et surtout s'il n'a pas ses deux surfaces exactement parallèles.
Les gens du monde ne se doutent guère des difficultés inhérentes à l'excellente condition d'un miroir plan, et bien peu de personnes peuvent se flatter d'avoir vu leur image exacte. On s'extasie sur les immenses glaces de Saint-Gobain, mais c'est à peine si un admirateur sur mille remarque que les objets, surtout ceux placés au loin, y sont quelquefois étrangement défigurés. Pour bien redresser un portrait photographié; il faut un petit miroir qui coûtera cher, si on le veut excellent. Nous admettrons encore ici que cette condition existe; sinon il vaudrait mieux se contenter d'épreuves à l'envers.
Je me résume : je suppose que nous avons sous les yeux un portrait fabriqué par un instrument qui réunit toutes les perfections essentielles ci-dessus exposées, et, de plus, touts celles qui proviennent de l'intelligence du photographe et de la personne qui pose, de la rapidité de l'opération, enfin de l'excellence des substances chimiques employées.
Dans ce portrait, dans ce chef-d'oeuvremécanique, sans retouches, faudra-t-il voir un objet d'art? Pas le moins du monde, à mon avis. L'art du peintre n'est pas seulement l'imitation parfaite de la nature prise sur le fait, c'est la nature poétisée, pourvue d'une âme qui manque a la matière inerte.
L'art commence précisément où finit le mérite de l'optique.
Le coloris naturel, ajouté par le soleil aux lavis photographiques, ne les rendrait certainement pas plus artistiques. On entretient depuis longtemps le public de tentatives faites pour réaliser ce nouveau progrès. A en croire un article de l'Ami des sciences, du 8 juillet 1855, on serait en voie d'obtenir bientôt d'heureux résultats. Jusqu'ici, je n'ai jamais vu, en fait de coloris dû à l'action de la lumière, que quelques ciels d'un bleu terne ou plutôt verdâtre; mais j'accorde volontiers qu'au moyen du collodion on fixera sur verre des portraits et des vues qui retiendront toutes les teintes vives de la nature, telles qu'elles apparaissent, sur la glace dépolie d'une chambre noire.
Voyons d'abord ce qu'y gagneraient les portraits. Dans; tous ceux qu'on a obtenus jusqu'ici, la pellicule circulaire de l'oeil, nommée iris, a toujours un ton gris plus ou moins foncé; on distinguera, cette fois, la nuance bleue de toutes les autres; la couleur si variée des cheveux offrira une nuance bien déterminée; on verra aussi disparaître les contre-sens de certains points ombrés, tels que les taches de rousseur et les traces profondes de petite vérole, détails que le daguerréotype, je ne sais pourquoi, traduit de manière à rendre les portraits méconnaissables. Ce n'est certes pas par galanterie, car il n'est pas flatteur, de sa nature. La vive couche de carmin qui colore les pommettes de certaines joues se projète quelquefois en creux; la joue paraît concave et non convexe; contre-sens complet qui n'aura plus lieu. Le coloris solaire aura donc la vertu de rendre aux portraits tous ces détails caractéristiques, qualités ou défauts, qui donnent aux visages un cachet de parfaite ressemblance.
Considérons maintenant une vue photographique. A l'exactitude mathématique des lignes de chaque détail viendra se joindre le nouveau prestige du coloris naturel. A coup sûr, l'épreuve y devra gagner beaucoup. Dans l'état actuel, la plupart des couleurs, même le jaune, se traduisent par un éternel gris, qui, lorsqu'il se confond avec les ombres, trouble singulièrement l'harmonie de la perspective. Les arbres et les gazons, qui ressemblent tout à fait aux ouvrages patiemment léchés et pointillés des artistes en cheveux, posséderont-ils enfin les brillants reflets de l'émeraude et de la malachite? Pour moi, j'ai peine à croire, quel que soit d'ailleurs le fond qui retiendra ces effetsde lumière multicolore, qu'un tableau daguerrien possède jamais tous les tons, toutes les dégradations, tous les contrastes des couleurs de la nature, surtout dans les lointains et les demi-teintes. Mais je ferai un effort sur moi-même ; j'admettrai qu'on parviendra à reproduire l'azur limpide du ciel, la semi-transparence des nuages, les reflets si variés de la verdure, proche ou lointaine, les mille teintes du sol, de la pierre et de l'ardoise. J'accorde encore que l'épreuve sera instantanée; les personnages réels qui animent le premier plan auront été saisis.avec leurs physionomies et leurs attitudes du moment; les oiseaux sillonneront l'air, la brise courbera les branches et ridera la surface de l'eau ; chaque détail sera net et bien détaché, selon les lois de la distance; ce sera une scène de la nature, rendue dans la perfection; ce sera la nature elle-même, vue d'une fenêtre. Si l'on s'est procuré une double épreuve avec la condition d'une légère différence dans la perspective, et qu'on la place sous les magiques lentilles du stéréoscope, l'illusion sera complète; on n'aura plus sous les yeux une peinture, mais un paysage réel.
En présence d'un si merveilleux résultat, le peintre en paysages sera-t-il réduit aux effets de nuit et de crépuscule? devra-t-il jeter sa palette aux orties, s'avouer vaincu, et aussi inutile désormais qu'un cheval à Venise? non certes, car il n'en conservera pas moins son privilége de créer des œuvres auxquelles le daguerréotype, cet habile et froid copiste, est et sera toujours étranger. Sans fausser la nature, l'imagination de l'artiste la décore simultanément de mille harmonies qu'elle n'offre en réalité que tour à tour. L'instrument de Daguerre n'expose à l'oeil et à la pensée qu'une seule page, et jamais un livre complet. Sur la toile du grand artiste on discerne plus de beautés, de mouvements, de contrastes, que n'en perçoit la vision matérielle. La réalité fixée mécaniquement porte nécessairement le cachet de son origine : elle manque d'âme, elle ne présente à l'esprit qu'une idée, elle n'existe que dans le temps présent. L'art sait joindre au présent le sentiment du passé et de l'avenir, il fait rêver, il fait naître en nous des pensées multiples. C'est pourquoi les sublimes morceaux de nos célèbres opéras, rendus par un instrument mécanique, même le plus précis, sont dépouillés, dans chacune de leurs notes, de cette électrique vibration du coeur, dont le musicien vivant peut seul l'animer.
Les artistes, en tout genre, communiquent leur âme à tout ce qu'ils expriment par la voix, le geste, l'archet ou le pinceau, et lui donnent ce je ne sais quoi que la vie réelle ne possède pas. Une âme seule, par une influence magique, peut rendre palpitants un tableau, une scène de Molière, un air de Rossini. Cette sorte de migration de l'âme d'un artiste dans son instrument s'opère par l'entremise d'un agent immatériel dont l'essence nous est inconnue, comme tout ce qui touche au sentiment. L'art peut donc outre-passer les effets de la nature physique, sans pourtant violer ses lois, accumuler dans un paysage des effets de lumières, d'ombres et d'harmonie, que le monde réel n'offre que par voie de succession, ou même ne possède jamais pour nos sens matériels; il crée, en un mot, c'est-à-dire que de la réunion de mille beautés, qui ne sont qu'alternatives dans la réalité, il en produit une qui surpasse l'oeuvre de la nature. C'est cette beauté, résumé de toutes les beautés éparses dans le monde réel, qu'en littérature, en musique et en peinture, on nomme la poésie. Les produits industriels de la photographie ne peuvent donc être des objets d'art, et même quand un de nos premiers artistes dirigerait le travail de la lumière, il ne saurait les rendre tels; il choisirait les plus heureux points de perspective, indiquerait les attitudes les.plus nobles, les plus gracieuses, mais, quoi qu'il fit dans cette lâche mécanique, il ne lui serait pas permis plus qu'à tout autre d'être artiste là où il ne peut rien ajouter de son âme, rien créer. Il interrogera volontiers, avant de faire un portrait, une épreuve photographique, mais pour en faire l'usage qu'il ferait d'un mannequin inerte; il s'en aidera pour fixer plus rapidement les traits qui constituent la ressemblance, mais son pinceau seul en saura faire une création, une oeuvred'art, qui charme assez pour que l'âme de la personne reproduite prédomine sur la forme matérielle du visage.
J'admets volontiers que la photographie peut ou pourra bientôt obtenir des portraits vivants, si elle parvient à les fabriquer instantanément, et (ce qui me semble le point essentiel) à l'insu des personnes dont il s'agit de reproduire les traits. Assurément j'accorde qu'un tel portrait sera exact et animé; mais il lui manquera toujours cette poésie dont l'âme artiste peut seule le revêtir, et qui n'existe en réalité sur aucun visage humain. Le daguerréotype reflète la lumière qui colore les objets terrestres, mais non cette clarté et ces célestes visions que perçoit une âme inspirée. Son objectif est un oeilsensible à la seule matière, mais l'âme de Raphaël était en rapport avec de sublimes perceptions, qu'il avait le secret de fixer sur la toile. Cette puissante faculté de traduire, au moyen d'un agent matériel, des inspirations ultramondaines, est ce qui constitue le génie des grands poëtes, peintres, auteurs et musiciens. Ce qui, dans leurs oeuvres, allume une i vive admiration, c'est ce reflet d'un monde que l'âme sent, ais que les yeux du corps n'ont jamais contemplé.
Quel désenchantement si nous comparions avec les vierges de aphaël les plus parfaites têtes de femmes photographiées! La lupart de ces portraits, parmi ceux que n'a pas réchauffés le inceau d'un artiste, présentent des visages maussades, ennuyés, et comme embaumés par le procédé Gannal; ils répugnent à l'oeil. Ceux surtout qui ont la prétention de sourire avec grâce grimacent d'une étrange manière. Presque toutes les jolies femmes se plaignent d'avoir été mal attrapées par le daguerréotype, et inscriraient volontiers au bas de leurs portraits le distique de Boileau : D'où vient le noir chagrin, etc. — Ces portraits pourtant offrent au fond une ressemblance frappante; mais il arrive neuf fois sur dix que l'objectif a saisi le moment où l'original est en proie à la contrariété d'un premier essai manqué, ou à l'impatience de voir finir l'opération. C'est un sentiment de vague inquiétude qui a été fixé au passage.
Eh! mesdames, que ne commenciez-vous par étudier, comme nos actrices en renom, l'art de sourire avec grâce et de garder un maintien naturel, pendant quinze à vingt secondes! Pourquoi votre pensée, au lieu de se concentrer sur des réflexions vulgaires, ne reflétait-elle pas, sur vos lèvres et dans vos regards, un sentiment élevé de l'âme? Un objectif n'a le don ni de flatter, ni de créer : il happe et conserve naïvement tout ce qu'on lui envoie. Je gagerais que votre artiste photographe (comme il s'intitule) vous a recommandé, pour avoir une belle contenance, de regarder le gros oeilvitreux enchâssé dans sa boîte d'acajou! Ce serait bien pis, si à l'embarras de votre contenance s'étaient joints la maladresse de l'opérateur et l'effet d'un objectif mal achromatisé et de courbe irrégulière, qui vous eût allongé ou équarri la face, creusé les joues, épaté le nez, enflé les mains, et autres mauvais tours d'optique, qui métamorphosent un charmant visage en une singulière caricature ! Que n'alliez-vous plutôt, si vous possédez un rouleau d'or, vous adresser à un peintre habile? Vous eussiez posé, il est vrai, plus longtemps devant son chevalet qu'en face de l'objectif de votre artiste photographe, mais vous n'eussiez pas eu affaire à une machine. Malgré vos moments d'impatience ou d'ennui, votre peintre, qui sait retenir dans sa mémoire les bons moments où éclatent vos grâces naturelles, en eût répandu le charme sur tous vos traits. En présence du véritable artiste, on peut impunément quitter sa pose et avoir d'involontaires distractions : son génie aurait su rendre la vie à votre prunelle, en faire jaillir l'expression de plus d'une pensée. Il n'eût pas fixé au hasard, comme une machine, un instant indivisible de votre physionomie; il lui eût donné toute la vie qui l'anime en divers temps; en un mot, il eût peint votre âme aussi bien que les lignes de votre visage : c'est là le suprême pouvoir de l'artiste; et tous vos amis, en voyant son oeuvre, se fussent écriés : Vous êtes adorable sur cette toile, comme partout, comme toujours!
Cependant je ne veux pas me montrer injuste à l'égard de là merveilleuse découverte de MM. Niepce et Daguerre. Si l'on parvient à faire agir la lumière en un fragment inappréciable de seconde, on saisira des états de joie ou de fureur, pris sur nature, — bien entendu, je le répète, si c'est à l'insu des personnes qui rient ou qui s'emportent. Assurément, ces sortes d'études seront curieuses, et même fort utiles aux artistes.
Quant à ces prétendues compositions, obtenues à froid,au moyen de poses convenues et de jeux de physionomie combinés avec effort, elles offrent des scènes guindées, sans naturel, sans inspiration, comparables aux ménageries empaillées, ou aux portiques en feuillage des jardins de Versailles.
On a fabriqué par douzaines de ces petits tableaux de genre factices, qui laissent deviner d'une lieue les articulations du mannequin. Le plus souvent, quand les personnages éloignés dé l'œil sont peints avec netteté, ceux du premier plan sont troubles et diffus. Aujourd'hui, à la vérité, on sait remédier à cet inconvénient: on opère de plus loin, avec des objectifs plus larges et à plus longs foyers, qui permettent de donner à l'ensemble du groupe, sans en diminuer les proportions, une netteté à peu près homogène. Mais ce n'est là qu'un perfectionnement matériel, qui laisse subsister tout ce que j'ai dit au sujet de ces véritables parodies des compositions de nos grands maîtres;
J'en ai l'intime conviction : ces produits photographiques, fussent-ils même des reproductions instantanées de scènes jouées par d'habiles acteurs, ne seraient jamais goûtés que par un public étranger aux arts. Dans une scène ainsi décousue, isolée, rendue en plein soleil, les meilleurs artistes dramatiques ne trouveraient plus cette inspiration qui les anime dans les conditions habituelles.
Ce sont d'autres éléments que la pose qui constituent les compositions des princes de la peinture. Ces;éléments existent en dehors du monde réel, dans la faculté puissante de l'imagination. La photographie ne peut produire qu'un simulacre du groupe des Trois Grâces, avec des poseuses de profession, douées de formes plus ou moins parfaites. On y verra toujours percer le prosaïsme d'un matériel d'atelier. Ce groupe, d'après... la nature réelle de trois poseuses à tant par heure, excitera l'étonnement, peut-être une curiosité libertine, mais ne rappellera jamais le beau idéal de l'antiquité ; il ne fera jamais naître les poétiques rêveries qu'engendrent les divines créations du Titien. Il est interdit au daguerréotype de produire, avec n'importe quel modèle, une vierge raphaëlesque, parce que les modèles des vierges de Raphaël, ces visages empreints d'un rayon de la beauté céleste, posaient surtout, non dans son atelier, mais dans le sanctuaire de son immense et sublime conception.
En définitive, le daguerréotype, armé de toutes ses perfections matérielles, ne pourra jamais triompher que des peintres médiocres, dépourvus du feu sacré. L'artiste créateur aura toujours devant lui un monde fermé à l'optique, et il s'y réfugiera comme dans un asile inviolable. La photographie dissipera cette nuée de petits talents avortés, dont les charbonneuses lithographies encombrent les cartons de nos marchands d'estampes en plein vent. Pour éviter la ruine, ces pseudo-artistes s'exerceront à photographier des portraits et des paysages, au lieu d'en dessiner. Les gens étrangers à l'art, les familles peu aisées, auront gagné l'avantage d'obtenir à bon marché des portraits faits sur l'heure, et d'une ressemblance satisfaisante, si l'instrument n'est pas défectueux.
Quant aux vrais artistes, cette concurrence de l'optique aboutira à faire plus vivement ressortir leur mérite. Pour eux cemerveilleux travail de la lumière ne sera qu'un vassal de l'art, qu'un mode d'introduction à l'étude du dessin et de la perspective. Au reste, toutes les idées que j'exprime ici doivent être, pour nos grands peintres, des lieux communs, des échos vulgaires de leurs ateliers. Aleurs yeux, il y aura toujours, entre les produits de l'intelligent pinceau et ceux, les plus parfaits, des rayons solaires, l'abîme qui sépare de la matière inerte l'essence de l'âme.
Je ne veux pas omettre un autre service important que la photographie est appelée à rendre à l'art, son souverain seigneur. Elle commence à reproduire assez bien, à rendre plus populaires, les œuvres capitales, en fait de statues, de tableaux et d'eauxfortes, célèbres. Dans ces produits matériels, on doit nécessairement retrouver la poésie, l'art, puisqu'ils sont les reflets de créations des grands génies. Quand cet heureux emploi de la photographie aura atteint a la perfection, il en résultera pour les études artistiques d'immenses avantages, ne fût-ce que celui de pouvoir procurer à peu de frais d'excellents modèles. Sous ce rapport encore, la découverte de MM. Niepce et Daguerre contribuera aux progrès de la haute peinture, loin d'en hâter la ruine.
A. BONNARDOT.

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