quarta-feira, 30 de setembro de 2009

1853
Junho
LE MUSEE DES FAMILLES
P. 257-265.

FRANCIS WEY


COMMENT LE SOLEIL EST DEVENU PEINTRE


Histoire du daguerréotype et de la photographie (1)
A M. Pitre-Chevalier :
"Avez-vous oublié, mon cher ami, certaine promenade mêlée de pluie et de philosophiques entretiens, où nous avons tant discuté contre mon ami le docteur X… ? C’était sous les ombrages de la forêt de Marly, et l’orage nous avait réduits à moraliser sous un chêne qui a vu passer les chasses de Louis XIV. Physiologiste consommé, physicien, chimiste, économiste, praticien habile, et très versé dans les sciences naturelles, le docteur X, à force d’observer les bêtes, est presque arrivé à les douer d’une âme ; mais il a tant étudié les hommes, qu’il prétend qu’ils n’en ont pas.
"Chrétien incomplet, au lieu de posséder, comme tant d’autres, la foi sans les œuvres, mon ami X… a les œuvres sans la foi. Austère dans ses mœurs, bon, charitable comme un apôtre, préférant une honnête médiocrité à des trésors qui coûteraient un scrupule à sa délicatesse, modèle de dévouement, d’abnégation, le docteur X… ne reconnaît que des appétits et des instincts ; il définit l’homme : un champignon perfectionné. Ce paradoxe est le thème favori des jours de pluie, qui le disposent à discuter.
"Vous vous rappelez sans doute le violent accès d’hilarité qui, de notre part, accueillit cette incohérente proposition : le soleil qui l’avait sans doute entendue malgré l’orage, partit d’un si grand éclat de rire, qu’il déchira la nuée et passa à travers. La gaieté de ses rayons nous escorta jusqu’au soir, et le docteur nous replongea dans les arcades de la science physiologiste.
"S’il m’en souvient, le résultat de ces utiles divagations fut de nous convaincre du danger des sciences naturelles pour les esprits impressionnables et naïfs. Nous abusâmes contre le pauvre X…, du mot champignon ; Il abusa contre nous bien davantage du mot vérité.
"— Mais, lui dîtes-vous, qu’est-ce donc, à vos yeux, que la vérité ? Tout ce qui tombe sous vos sens ? tout ce qui vous est apparent sous la seule garantie de votre crédulité ?
"— Sans doute, ai-je répliqué ; et dans le domaine idéal il reconnaît pour vérité tout ce qui est bien triste, bien prosaïque et bien laid : en un mot, la subordination de l’esprit à la matière.
"— Alors, interrompîtes-vous, suivant les idées de monsieur, le premier, le plus vrai des peintres, c’est cette machine que l’on nomme un daguerréotype ?
"— Le premier… répéta le docteur un peu interdit ; sinon le premier, du moins le plus vrai ; chacun en conviendra.
"— Non pas moi ! s’il vous plaît, m’écriai-je. Vous êtes tous plus ou moins, vous autres adeptes de la matière, dans le sentiment de Fourrier quand il donnait à la vérité le lis pour emblème, parce que les pétales de cette belle fleur jaunissent le nez qui en aspire le parfum. Vu de loin, le lis est beau ; approchez-vous, adieu le charme, adieu l’illusion ; Vous vous retirez avec le nez jaune : emblème de la vérité. Le daguerréotype est un peintre qui fait de très gros nez : comment douter de la sincérité d’un instrument qui dit avec si peu de scrupule la vérité sur les nez les plus augustes ? La vérité ! C’est depuis que la science et la philosophie ont découvert tant de vérités désagréables ou dégoûtantes, que ce mot est devenu un objet d’effroi. — Dire à quelqu’un ses vérités, c’est l’accabler d’injures ; — dire à un malade la vérité sur son état, c’est lui annoncer que la science humaine a prononcé sur lui sans appel, et comme elle se dit infaillible… Mais le malade échappe la moitié du temps. En ce cas, la guérison, c’était la vérité de Dieu. Le daguerréotype, la vérité ! parce qu’il rend laid ? Eh bien, selon moi, c’est par là qu’il pêche et qu’il est infidèle : il est faux comme une statistique ; Je ne crois, qu’à mon corps défendant à une chose laide, et quand une pensée, une doctrine, une œuvre d’art s’offrent avec l’attrait de la beauté, je pense tout d’abord que la vérité n’est pas loin.
"— Telles sont, dit en soupirant le docteur, les illusions du spiritualisme ; elles s’étendent aux moindres choses, et embellissent tout…
"Nous nous inclinâmes tous deux, flattés de cette réflexion."— Ne voyez-vous donc pas, reprit le docteur, que la perspective…
"— Oh ! docteur, dans votre intérêt, ne parlez pas de la perspective…
"Il en parla néanmoins, et par vous excité, si je ne m’abuse.
"— Songez-y bien, lui fut-il répondu, la perspective a été d’abord méconnue, puis fautive, puis exagérée, puis commentée, discutée, et enfin, non pas constituée, mais justifiée par la géométrie descriptive. Longtemps auparavant elle était née du sentiment des artistes, et pour ainsi dire d’une sage fantaisie de l’esprit appliquée à l’observation de la nature. Eh bien, ce même esprit nous la montre juste et rationnelle dans les portraits des peintres, et déraisonnable dans certains produits de l’art daguerrien. Où est la vérité ? dans le calcul, ou dans l’expérience mathématique de la photographie ? Evidemment, celle-ci nous trompe ; ses résultats sont faux, puisqu’ils choquent notre sens intime, et le daguerréotype nous en impose, chaque fois qu’il enlaidit à nos yeux la nature. Vous ne sortirez pas de là, à moins d’être le plus… dégénéré des champignons.
"Ces théories nous mènent loin, s’il vous en souvient, mon cher ami ; l’entretien s’acharna sur le daguerréotype, et comme à cette époque je rédigeais dans l’ombre, sous le titre assez ironique de la Lumière, un journal spécial de photographie, qui a fait moins de bruit que de besogne, comme, en outre, vous êtes sans cesse en quête de ce qui peut intéresser les lecteurs du charmant recueil que vous dirigez avec tant de soins, de zèle, de convenance et d’esprit, vous m’avez offert de mettre au jour dans le Musée le résultat de mes études spéciales et de mes recherches sur l’histoire de la plus curieuse découverte de notre temps.
"Je vous l’ai promis, et j’ai longtemps hésité. Vous aimez l’art, et je l’aime aussi. Le daguerréotype a été, est encore pour les peintres un sujet d’inquiétude ; cette invention semblait alors les menacer dans leur avenir ; et elle était à nos yeux si loin de l’idéal où aspirent les organisations éprises de fantaisie poétique, que, n’osant pas critiquer, nous étions assez froids à l’idée de célébrer la sublimité d’un art réduit à une condition mécanique.
"Je consentis pourtant à retracer la curieuse histoire de cette découverte, et j’attendis… Ce que j’attendais, c’était d’être à même de rassurer nos amis les peintres sur le pouvoir et les dangers futurs de ce terrible concurrent ; c’était, en outre, d’être à même de démontrer que le daguerréotype est moins fidèle copiste qu’on ne l’a supposé.
"Mais, comme mon but ne pouvait être de diminuer la portée d’une si merveilleuse invention, il me fallait établir, d’après des progrès ultérieurs, qu’elle était perfectible, et que par conséquent elle n’avait point réalisé, ce que peut-être elle ne réaliserait jamais la perfection mathématique, par rapport à la fidélité. Ce moment est venu ; j’ai vu les portraits affreux que nous connaissons tous, et j’ai admiré des portraits à peu près vrais, car ils semblent flatter la nature. Enfin, loin d’être le parangon de la vérité, l’exagération de la perspective a été corrigée par des perfectionnements d’optique et les petits nez que le docteur X… traitait de rêveries spiritualistes sont devenus une agréable vérité !
"J’essayerai donc d’exhumer les faits dispersés çà et là, qui se rattachent à l’historique de la découverte ; et, en évitant autant que possible de plonger dans le détail des essais chimiques ou des expériences de laboratoire, trop difficilement intelligibles, je me bornerai à considérer dans leurs résultats et à signaler tour à tour les progrès de l’héliographie, à partir de ses premiers pas. L’histoire des grandes découvertes est peu connue d’ordinaire ; on jouit des résultats sans se préoccuper des labeurs qui les ont préparés. Cependant, rien n’est plus digne d’attention que ces luttes silencieuses de l’esprit humain contre la matière, que ces efforts persévérants de certains hommes, qui se sont fait un génie d’une idée fixe, et qui ballottés, durant leur vie, entre l’espoir et les déceptions, se sont livrés héroïquement à ce dilemme : la démence ou le succès."
I. Temps fabuleux de l’héliographie. — J.-B. Porta fait une découverte à l’aide d’un volet troué. — Essais du physicien Charles sur le sel de lune. — Images éphémères de Wedgwood. — Rencontre fortuite de deux alchimistes. — Recherches de l’impossible.
C’est en 1838 que l’on commença à parler, dans le monde artiste, de l’invention que l’on devait, plus tard, cacophoniquement dénommer la daguerréotypie. Quelques peintres, amis intimes de Daguerre, annonçaient que l’auteur du Diorama avait trouvé le moyen de fixer les images de la chambre noire et de les conserver. Cette nouvelle trouva beaucoup d’incrédules et causa une certaine émotion parmi les dessinateurs, les graveurs, les lithographes, qui s’exagéraient les dangers de la concurrence que leur préparait le soleil.
Le 15 juin 1839, le ministre de l’intérieur apprit à la France et à l’Europe que M. Daguerre était "réellement parvenu à créer, en quatre ou cinq minutes, par la puissance de la lumière, des dessins où les objets conservent mathématiquement leurs formes jusque dans leurs plus petits détails, où les effets de la perspective linéaire et la dégradation des tons provenant de la perspective aérienne sont accusés avec une délicatesse inconnue jusqu’ici.
"L’admiration fut grande, et l’on eût crié au prodige, si la science n’eût depuis longtemps, à sa plus grande gloire, expliqué et remplacé les miracles humains par les phénomènes. Seulement, en lisant le beau rapport de M. Arago, on ne daigna pas voir, à côté du nom illustre de Daguerre un autre nom, plus obscur, signalé néanmoins à la reconnaissance publique. Cependant, l’histoire de Christophe Colomb et d’Amerigo Vespucci avait trouvé son pendant, et la postérité historique contractait une dette qu’il faut payer à la mémoire de Joseph Nicéphore Niépce.
Mais, avant de rendre à chacun des deux inventeurs ce qui lui est dû, nous prendrons les choses de plus haut, en retraçant les découvertes antérieures qui ont précédé et de loin préparé celle-ci.
Deux siècles se sont écoulés depuis Jean-Baptiste Porta, qui découvrit l’instrument destiné à donner lieu à l’héliographie, jusqu’à Daguerre qui l’a mise au jour.
Porta, ayant remarqué que si l’on perce un petit trou dans le volet d’une chambre bien close, les objets extérieurs, dont les rayons peuvent atteindre ce trou, vont se peindre sur le mur qui y fait face, reconnut bientôt que le trou peut être agrandi quand on le couvre d’un verre lenticulaire. Les images des lentilles ont des contours très nets quand elles sont reçues exactement au foyer ; ce que voyant Porta, il construisit des chambres noires portatives à l’usage de ceux qui ne savent pas dessiner, et ces machines devinrent plus tard fort précieuses, quand on eut fondu des lentilles achromatiques.
Près d’un siècle et demi après la mort de Porta, le physicien Charles, tirant un parti fort singulier de la chambre noire et d’une combinaison chimique due aux manipulations des chercheurs du grand œuvre au Moyen âge, fit le premier entrevoir la possibilité de l’héliographie. Ces alchimistes avaient décomposé l’argent par l’acide contenu dans le sel marin, et obtenu ainsi une matière blanche, qu’ils dénommèrent sel de lune ou argent corné. Ce sel de lune, ce chlorure d’argent noircit à la lumière, et d’autant plus rapidement qu’il est frappé par des rayons plus vifs.
Charles, qui professait la chimie, utilisa cette propriété dans ses cours, en traçant des silhouettes noires, à l’aide de la chambre obscure, sur des papiers enduits de chlorure d’argent.
Charles mourut sans laisser le secret de son procédé. Mais il avait démontré que la lumière peut dessiner toute seule ; les idées furent lancées sur ce problème ; l’utopie avait désormais sa raison d’être.
Elle exerça, vers le même temps, l’esprit ingénieux de Josias Wedgwood, ce savant industriel, le Palissy de l’Angleterre, qui perfectionna l’art de la poterie, et inventa le pyromètre. En 1802, on publia un mémoire posthume de Wedgwood, dans lequel il annonçait, avec pièces à l’appui, un moyen de copier sur des peaux blanches, ou sur des papiers préparés au chlorure ou au nitrate d’argent, des estampes ou des vitraux d’église. L’illustre Humfry Davy, appliquant cette méthode, parvint à copier, à l’aide du microscope solaire, de très petits objets, à une très courte distance de la lentille. Il consacra quelques pages à l’examen du procédé de Wedgwood, où il concluait en ces termes : "Il ne manque qu’un moyen d’empêcher que les parties claires du dessin ne soient colorées par la lumière du jour, pour que ce procédé devienne aussi utile que l’exécution en est simple et facile."
A partir de ce moment, les essais disparaissent, l’idée passe à l’état chimérique, et on la considère comme une rêverie digne de Wilkins ou de Cyrano de Bergerac.
Mais il est des esprits obstinés qui, quoique positifs, sont épris du merveilleux, ne l’admettent pas aisément, et s’attachent à le réaliser par les seules forces de la raison et de la science. Tel était Daguerre, qui, trente années plus tard, s’occupait patiemment à chercher le moyen de reproduire les images de la chambre obscure, dont il avait fait un fréquent usage pour ses travaux panoramiques. Daguerre était né peintre ; les recherches qui ont précédé la découverte des procédés du Diorama le firent physicien et chimiste ; il s’instruisait dans la pratique au fur et à mesure de ses besoins, et sa pensée allait volontiers sans obstacle au-delà des réalités constatées par les écoles.
C’est ainsi qu’il cherchait l’héliographie, à ses moments perdus, soutenu par un espoir lointain. Cette affaire était pour lui plutôt l’objet d’une préoccupation que d’un travail suivi. Il fallait, pour stimuler ce génie distrait, un mobile nouveau d’intérêt, et l’incident se présenta en 1826.
Ici intervient le nom d’un homme distingué qui a rendu d’éminents services à la photographie, en améliorant beaucoup les instruments qu’elle met en œuvre ; Je veux parler de M. Charles Chevalier, l’habile ingénieur-opticien, qui a perfectionné les jumelles, les télescopes, le baromètre et la machine pneumatique ; qui a construit les premiers microscopes achromatiques, et, depuis, les excellents objectifs doubles, si justement appréciés.
Pendant quinze ans M. Charles Chevalier fut le confident unique des chercheurs héliographiques, sur lesquels il eut l’occasion d’exercer une influence intime. Cet opticien, comme on le verra, est la principale des causes indirectes de la découverte, qu’il a plus tard aidée par des brochures très estimées. Nous avons dû rechercher près de lui des renseignements, qu’il possède seul, qu’il n’a pas publiés, et qui nous permettront d’entrer, à propos des temps primitifs de l’héliographie, dans des détails nouveaux, authentiques et curieux.
Lié d’amitié avec M. Charles Chevalier, Daguerre l’entretenait fréquemment de ses projets et de ses efforts pour réaliser le fameux problème. Un jour, en 1826, M. Charles Chevalier lui dit : — Votre rêve n’est pas loin de se réaliser, et vous n’êtes pas seul à vous livrer à ces recherches. Un homme, qui s’en occupe en province depuis douze ans, paraît avoir trouvé quelque chose. Si vous entriez en relations avec lui ?…
— A quoi bon ? s’écria Daguerre ; j’ai déjà donné dans les utopies d’une foule de songe-creux. Votre homme sera quelqu’un de ces maniaques pleins d’illusions et s’enflammant pour des chimères.
Sans se rebuter, M. Chevalier écrivit sur une carte le nom de son utopiste provincial, et le remit à Daguerre, qui le prit presque à contrecœur. Cette carte contenait ces mots : "M. Niépce, propriétaire, aux Gras, près de Châlons-sur-Saône."
Cependant la confidence ne fut point perdue ; elle inquiéta Daguerre, qui, préoccupé des essais de cet inconnu se décida à lui écrire une lettre, où l’on remarque ces mots : "Depuis longtemps aussi, je cherche l’impossible." Niépce répondit avec défiance craignant de laisser surprendre son secret.
"Il est permis de présumer que jusqu’à ce moment, et même un an plus tard, Daguerre n’avait rien trouvé. Cependant, à partir de ses relations suivies avec Niépce, il commença, dans le monde, à annoncer quelques modestes résultats : en 1826, il racontait chez M. Redouté, qu’il espérait fixer les rayons solaires, et qu’il était déjà parvenu à copier les pincettes de son foyer. On se demanda, m’a dit un des assistants, M. Robelin l’architecte, s’il avait le cerveau troublé.
Pendant près de trois ans Daguerre entretint avec Niépce une correspondance assez suivie, et il acquit la certitude que son rival avait réussi : Cependant ce dernier conserva longtemps une défiance dont il nous reste un témoignage d’autant plus curieux, qu’il en résulte la preuve de l’inanité des recherches de Daguerre à la date de février 1827. Ce document est le post-scriptum d’une lettre de Niépce à son confident M. Lemaître, graveur, à qui il envoyait des images sur plaques d’étain, et destinées à la gravure. "Connaissez-vous (demandait Niépce) un des inventeurs du Diorama, M. Daguerre ? Ce monsieur ayant été informé de l’objet de mes recherches, m’écrivit, l’an passé, pour me faire savoir que depuis fort longtemps il s’occupait du même objet, et pour me demander si j’avais été plus heureux que lui dans mes résultats. Cependant, à l’en croire, il en aurait obtenu déjà de très étonnants, et, malgré cela, il me priait de lui dire d’abord si je croyais la chose possible. Je ne vous dissimulerai pas, monsieur, qu’une pareille incohérence d’idées eut lieu de me surprendre, pour ne rien dire de plus, etc"
Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’à partir de ce moment Daguerre se livra à une foule d’essais avec une grande activité, espérant sans doute réussir seul et sans secours. Il est probable qu’il ne put y parvenir, et que néanmoins ses travaux ne furent pas sans fruit, puisque, en 1829, ces deux messieurs jugèrent opportun de s’associer pour exploiter en commun la découverte.
Evidemment, les résultats obtenus pas Niépce durent frapper son émule ; car Niépce, qui dès 1822 formait des images, avait plus tard envoyé à M. Charles Chevalier la reproduction photographique, sur plaque, d’un Christ gravé, que l’opticien avait montré à ses amis. Ce Christ était, comme on le verra plus loin, destiné à jouer un rôle important dans la constatation de la priorité de l’invention.
Ainsi, il reste avéré que M. Niépce a le premier résolu le problème d’obtenir et de fixer sur métal ou sur papier les images de la chambre obscure.
Comment cet inconnu, isolé au fond d’une province, et médiocrement versé dans les sciences, était-il parvenu lui-même à accomplir l’une des plus merveilleuses découvertes de notre temps ? c’est ce que nous essayerons de raconter.
II. Ce qu’on trouve en collectionnant des pierres. — Joseph-Nicéphore Niépce ; sa vie, ses travaux, ses déceptions. — Il réussit. — Apparition d’un inventeur fantastique. — Louis-Mandé Daguerre. — Utilité de la collaboration d’une cuiller.
C’est la lithographie qui a produit l’avènement de l’art photographique, destiné à faire échec à la première de ces inventions.
Dès son apparition, la lithographie, on s’en souvient, fut l’objet d’un véritable engouement : on se disputait des planches incomplètes ; les appareils se débitaient par centaines, et, jusque dans châteaux, on trouvait des presses auxquelles les amateurs confiaient leurs croquis. Le dessin sur pierre obtint les honneurs du couplet. Une chanson, maintenant oubliée, courut par toute la France ; elle commençait ainsi :
Vive la lithographie !
C’est une rage partout…
Cette rage atteignit Joseph-Nicéphore Niépce, qui vivait à la campagne où il se mit à chercher des pierres d’un grain satisfaisant. Mécontent des grès de la localité, il essaya de substituer l’étain à la pierre et, pour faciliter l’opération, il s’avisa de composer plusieurs vernis, dont il enduisait la surface de ses plaques.
Or il se trouva que la lumière exerçait sur quelques-uns de ces vernis des influences bizarres qui conduisirent M. Niépce, dès la fin de 1813, à l’idée de fixer sur des plaques la représentation des objets par la seule action de la lumière. Cette idée l’absorba tellement, que les hordes austro-russes, qui accomplirent les deux invasions, passèrent sur lui sans le distraire.
Niépce avait trouvé dès le berceau, sinon la fortune, du moins l’aisance. Son père, Claude Niépce, écuyer, conseiller d’Etat, receveur des consignations au bailliage de Châlons-sur-Saône, éleva pour une vie paisible son fils Joseph-Nicéphore, qui naquit en 1761, et parvint à l’âge de vingt-sept ans, sans trop se presser de choisir une carrière. Son amour pour le repos et la tranquillité d’esprit le jeta dans la carrière des armes à une époque où les dissensions politiques, troublant la paix du foyer, faisaient chercher aux esprits méditatifs l’activité des camps, lieux d’asile et de paix durant les guerres civiles.
Admis en mai 1792, avec le grade de sous-lieutenant, au 42e d’infanterie (ci-devant Limousin), il partit, l’année suivante pour la Sardaigne et de là pour l’Italie, où il assista à deux batailles en qualité de lieutenant. Adjoint à l’adjudant général Frottier, le 18 ventôse an II, avec le grade de capitaine, il dut ensuite quitter l’armée par suite d’une maladie qui lui affaiblit la vue.
L’année suivante, il fut nommé administrateur du district de Nice, place qu’il conserva jusqu’en 1801. Il revint alors à Châlons-sur-Saône avec sa famille ; et il y fut rejoint par son frère, Claude Niépce, qui avait couru les mers et contracté pour les voyages une passion durable ; car, vingt-sept ans plus tard, il allait mourir aux environs de Londres, à Kiew, où il s’était fixé.
Pendant les années qu’ils passèrent ensemble, les frères Niépce imaginèrent diverses machines, et, entre autres, le pyréolophore, sorte de pompe à feu, où l’air chauffé devait remplacer la vapeur. Ils obtinrent un brevet pour cette invention, objet d’un rapport à l’Institut, rédigé par Berthollet et par Carnot, qui entra, à ce sujet, en correspondance avec MM. Niépce : c’était en 1806. Plus tard, ils construisirent une pompe hydrostatique, abandonnée bientôt pour d’autres projets. En 1811, ces messieurs, qui cultivaient le pastel, étaient parvenus à en extraire une fécule colorante, assez vive de ton pour rivaliser avec l’indigo ; ils reçurent, à ce sujet, des lettres flatteuses du ministre de l’intérieur, M. de Montalivet.
A partir de cette époque, Joseph-Nicéphore Niépce demeura seul, dans la retraite qu’il s’était choisie aux Gras, près de Châlons, et c’est peu de mois après que la découverte de la lithographie donna à cet esprit curieux et pénétrant une impulsion nouvelle et si forte, que ses jours et ses nuits en étaient absorbés, et qu’il compromettait à la fois sa santé et sa fortune.
Les premiers temps furent les plus pénibles : il opérait dans le vide, ne rencontrant aucun résultat, et subissant la compassion ironique qui s’attache aux gens affolés de l’impossible, s’efforçant à des chimères et s’enfermant dans une idée fixe : préoccupation analogue à la démence aux yeux du vulgaire. Ses manies, à cette époque, alarmaient ses amis, sa famille ; la reproduction des objets par la lumière leur semblait le rêve d’un monomane.
Cette période de luttes chimériques dura sept ans. En 1822, Niépce obtint à Châlons, sur le verre et sur l’acier poli, des copies fidèles de gravures à l’aide d’un vernis bitumineux. On sait comment il opérait ; ses procédés ont été décrits. Le bitume sec de Judée dissous dans l’huile de lavande, et appliqué sur une plaque d’étain ; la consolidation de l’image opérée au moyen de l’immersion de la plaque dans un mélange d’huile de lavande et de pétrole ; puis enfin, le lavage à l’eau tiède : tel est le fond de la découverte.
Deux ans après, en 1824, l’infatigable Niépce parvenait à retenir, sur des écrans préparés, les images de la chambre noire, et à renforcer les effets d’ombre en exposant la plaque aux vapeurs du sulfure de potasse ou de l’iode. L’emploi de cette dernière substance n’a sans doute pas été sans influence sur les recherches ultérieures et sur la découverte admirable de Daguerre. Bref, en 1827, M. Niépce, ainsi qu’il résulte d’une de ses lettres du 4 juin, se livrait exclusivement à la copie des points de vue d’après nature.
La même année, Niépce ayant fait, au mois d’août, un voyage à Kiew, où résidait son frère, visita M. Daguerre en traversant Paris, puis transmit à la Société royale de Londres, et communiqua à l’un de ses membres, Francis Bauer, des épreuves qui causèrent à ce dernier une surprise et une admiration dont il rendit témoignage douze ans après, dans une lettre insérée par la Gazette littéraire de Londres.
Notre inventeur avait trouvé de grands obstacles dans l’imperfection des chambres noires. C’est peu de mois avant son voyage à Kiew, qu’ayant eu connaissance de l’invention du prisme ménique par MM. Vincent et Charles-Chevalier, il avait prié un de ses parents, qui se rendait à Paris, d’acheter pour lui ce prisme. Ce parent développa devant M. Charles Chevalier, la découverte de J.-N. Niépce, et ce dernier, comme on l’a dit plus haut, en fit part à Daguerre, destiné à amener à son perfectionnement l’héliographie sur plaques, à la populariser et à mettre au jour l’invention de Niépce. C’est ainsi que la Providence conduit les affaires du monde par des voies imprévues.
Niépce était chimiste, mécanicien, et il était poète… A ces dons élevés, il joignait les qualités les plus aimables, rehaussées d’un caractère fort noble. Il mourut pauvre et ignoré, le 3 juillet 1833, six ans avant l’heure où son associé, M. Daguerre, a vu l’Institut couronner les travaux des deux fondateurs de l’héliographie.
"Ainsi, dit M. Figuier, auteur d’une remarquable notice sur diverses inventions modernes, l’auteur de la plus intéressante découverte de notre siècle s’éteignit sans gloire, oublié de ses concitoyens, avec la pensée désolante d’avoir perdu vingt années de sa laborieuse carrière, dissipé son patrimoine et compromis l’avenir de sa famille à la poursuite d’une chimère."
Demeuré seul, M. Daguerre fit un nouveau traité d’association avec le fils de J.-N. Niépce, et il travailla fructueusement pendant cinq ans, dans le plus profond secret. Possesseur des procédés de son devancier, il avait compris que l’héliographie, à cet état rudimentaire, telle que l’inventeur l’avait laissée, après lui avoir donné ce nom, ne s’élevait guère au-delà des curiosités scientifiques. Daguerre rêvait des succès plus pratiques, et il craignait d’être devancé.
Il eut, à cet égard, plus d’un sujet d’inquiétude ; car il semble que les idées ou les principes des découvertes planent, à certaines époques, sur l’atmosphère comme les éléments des épidémies. Une innovation arrive à son heure, portée par plusieurs esprits et quand elle vient à germer ça et là, on la voit souvent fleurir sur plusieurs tiges, presque simultanément.
C’est de la sorte que la photographie possède sa légende presque fantastique, et à côté de ses créateurs avérés et notoires, son héros mystérieux et inconnu.
Vers cette époque, à Paris, un personnage, dont nul ne saura jamais le nom, a montré son chef-d’œuvre et disparu soudain sans laisser aucune trace.
Le fait étrange que l’on mentionne ici n’a jamais été raconté ; Daguerre, qui en eut connaissance et n’en parla jamais, dut sans doute plus d’une insomnie à cet incident, qui probablement aussi donna un plus rapide élan à son activité.
Un jour que M. Charles Chevalier était seul dans la boutique d’opticien qu’il occupait avec son père, quai de l’Horloge, quelqu’un entra qui, sans s’annoncer tout d’abord comme un chaland, consulta l’ingénieur sur diverses questions relatives à la chambre obscure, à ses progrès possibles, au prix des lentilles et aux moyens à prendre pour parer, sans trop de dépenses, à certains défauts des objectifs. Cet inconnu marchanda quelques appareils, montrant une gêne que son interlocuteur attribua à la pauvreté. Un coup d’œil sur l’extérieur du personnage tendit à confirmer cette supposition.
Des vêtements qui se souvenaient de la propreté, mais qui n’avaient plus d’âge, un chapeau râpé, peu de linge apparent, en un mot, l’étroite livrée de la détresse, voilà ce qui s’offrait au rapide et distrait inventaire entrepris par M. Chevalier sur la personne de son visiteur. L’homme était jeune encore, mince, blême, usé, miné par le travail ou la faim : la lame s’assortissait au fourreau. Il avait la timidité du malheur, cette gaucherie que donnent l’habitude de l’isolement et des goussets vides, et toute l’apparence d’un pauvre diable qui escompte le terme de ses maux sur l’issue d’une maladie de poitrine.
En devinant le malheur sous ses deux formes les plus pénibles, l’indigence et la maladie, M. Chevalier s’efforça de se montrer plus bienveillant encore que de coutume, et de gagner la confiance du jeune homme, dans l’espoir de lui être utile. Après quelques instants d’hésitation, ce dernier ayant reculé, comme à regret, devant l’achat d’un objet de mince valeur, dont il avait paru apprécier l’usage, l’opticien comprit que son interlocuteur recherchait seulement ce qu’il pouvait payer, un bon conseil. En effet, il avoua bientôt qu’il s’était construit, avec une vieille caisse de sapin et une lentille ordinaire, un appareil économique susceptible d’être amélioré au profit de certaines expériences.
Enfin il dit qu’il travaillait à fixer, par l’action des rayons lumineux, les images de la chambre obscure, et qu’il serait à même d’obtenir des résultats dignes d’attention, s’il était favorisé par un instrument meilleur.
— Ah ! s’écria M. Chevalier, je connais des gens qui ont perdu à ce jeu-là beaucoup d’années…
Le malade sourit, et tirant de sa poche une enveloppe pliée, il en sortit une image sur papier, en disant :
— Voilà ce que j’ai obtenu en plaçant mon objectif devant la fenêtre de ma chambre.
M. Chevalier vit un amas de toits et de cheminées, et, au second plan, le dôme des Invalides, à une distance et dans une position qui lui firent penser que l’inconnu habitait dans les environs de la rue du Bac. L’horizon élevé d’où la vue était prise lui prouva aussi que ce pauvre inventeur avait son logis dans un grenier.
L’image était distincte, assez bien dégradée par rapport aux teintes ; mais les lignes, qui manquaient de netteté exprimaient trop fidèlement l’insuffisance du verre qui avait concentré les plans du tableau.
— J’opère avec cette liqueur, ajouta l’héliographe en montrant une petite fiole contenant une liqueur brune qu’il plaça sur le comptoir.
Après une courte conversation, il reprit son image et partit, en annonçant qu’il reviendrait prochainement.
Une demi-heure après son départ, M. Charles Chevalier retrouva la fiole qu’on avait oublié d’emporter.
Cet homme ne revint pas, M. Chevalier ne l’a point revu, et n’a jamais entendu parler de lui.
Quelque temps après, il raconta cette apparition à M. Daguerre, et lui remit la fiole de l’inconnu ; Deux mois se passèrent ; l’opticien ayant demandé à son ami s’il avait tiré parti de cette préparation, Daguerre lui répondit :
— J’en ai tiré une grande perte de temps, car tous les essais dont ce liquide a été l’occasion ont totalement échoué ; le secret de votre homme, s’il en a un, n’était pas dans sa bouteille…
Cette anecdote m’avait été transmise, il y a trois ans, par un ami, qui la tenait de M. Chevalier. Il y a quelques jours, j’ai moi-même remis l’opticien sur la trace de ce souvenir et il m’a répété exactement le même récit, presque mot pour mot. Le caractère de M. Chevalier, la netteté de son jugement, la fidélité de sa mémoire, ne laissent aucun doute sur l’authenticité du fait.
Ainsi, un homme totalement ignoré aura tout découvert inutilement, tout, jusqu’à la photographie sur papier, et sera mort dans un galetas laissant à ses côtés un trésor dont n’hérita personne. Ces mécomptes sont plus communs peut-être qu’on ne le souhaiterait, et l’imagination aurait lieu plus d’une fois d’évoquer, à côté du monument d’un inventeur célèbre, une figure sans nom et le visage voilé sous les plis d’un suaire.
S’il n’avait rencontré l’aide et l’appui du nom déjà fameux de M. Daguerre, Joseph-Nicéphore Niépce aurait eu probablement pareille destinée. Si Daguerre n’avait été stimulé et dirigé dans ses travaux par l’exemple et les conquêtes de Niépce, il n’aurait pu perfectionner un art dont il n’avait pas réussi à dégager le principe. M. Charles Chevalier, qui mit ces deux chercheurs en rapport, a joué un rôle providentiel.
En effet, la daguerréotypie est l’œuvre de Daguerre. Mais c’est Niépce qui, à son insu, le mit sur la voie du triomphe. Avant son association avec Daguerre, Niépce avait essayé de renforcer les ombres de ses épreuves à l’aide des vapeurs de l’iode ; tentative dont il fit part depuis lors à son associé.
"Or, dit M. Figuier dans sa notice, il arriva un jour qu’une cuiller, laissée par mégarde sur une plaque d’argent iodé, y marqua son empreinte sous l’influence de la lumière ambiante. Cet enseignement ne fut pas perdu : aux substances résineuses on substitua l’iode, qui donne aux plaques d’argent une sensibilité lumineuse exquise. Ce fut le premier pas vers l’entière solution d’un problème qui avait déjà coûté vingt années de recherches."
Ainsi, en dépit de tant d’efforts, c’est grâce à l’oubli d’une cuiller sur une plaque, que Daguerre fut amené à substituer l’iode aux substances bitumineuses, puis à faire apparaître l’image au moyen des vapeurs du mercure, et par suite à la fixer, en chassant l’iodure d’argent par l’immersion de la plaque dans une solution d’hyposulfite de soude. Ces inventions sont admirables ; elles ont abrégé l’opération et fourni des images d’une puissance et d’une précision parfaites, sauf certaines réserves que nous établirons plus loin, au point de vue de la perspective, de la valeur réelle des tons et des interprétations de l’art.
Admis, en la personne de son héritier, à partager la récompense nationale si justement conquise par Daguerre, Niépce a combattu plus longtemps ; son bonheur fut moindre, il mourut sans recueillir le fruit de ses peines, et son nom, éclipsé par son collaborateur, est mal assuré contre l’oubli. A ces titres, il provoque en nous un intérêt en quelque sorte plus tendre ; Si son heureux successeur n’avait pas voulu que l’héliographie s’appelât le Daguerréotype, sa renommée serait moindre peut-être ; mais sa gloire serait-elle moins pure ?
Non, car au moment même où Daguerre, en 1839, illustrait à la fois sa patrie et son propre nom, les travaux de Niépce le servaient encore et combattaient pour lui contre une rivalité étrangère. Un Anglais, M. Talbot, disputant de la priorité de l’invention, prouvait que, dès 1834, il avait obtenu des images photographiques. Comme nous l’avons dit plus haut, la découverte était dans l’air.
Ce fut alors que, retrouvant ce petit Christ que jadis lui avait envoyé M. Niépce, avec une lettre, heureusement datée, qui mentionnait le fait, M. Charles Chevalier déposa à l’Institut la preuve matérielle de l’antériorité de l’associé de Daguerre, et, du fond de son tombeau, Niépce assura la victoire à la France.
Quelle que soit notre admiration pour l’homme qui a découvert une voie si glorieusement parcourue, rendons à chacun ce qui lui est dû, en livrant, inséparables, ces deux noms à la reconnaissance publique. Entre la main qui ensemence le sillon et le terrain qui le fait germer, pourquoi élire une préférence ? Les intérêts humains s’effacent, les passions s’éteignent, les rivalités s’oublient ; mais les grandes découvertes restent, et l’unique devoir de ceux qui jouissent du bienfait est de léguer à la postérité le nom des bienfaiteurs.
FW
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(1) Nous recommandons à toute l’attention de nos lecteurs cette monographie de la plus curieuse découverte de l’art moderne. Grâce au traité complet, précis, exact et intéressant de notre collaborateur, il n’est pas un homme, et même une femme du monde, qui ne puisse désormais non seulement comprendre et expliquer, mais encore pratiquer, avec un guide technique et de bons instruments, le daguerréotype et la photographie.

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