quarta-feira, 30 de setembro de 2009

1853
20 de Julho
LE MUSEE DES FAMILLES
20 Juillet 1853,
P. 289-300.


FRANCIS WEY

COMMENT LE SOLEIL EST DEVENU PEINTRE
(SUITE)


Histoire du daguerréotype et de la photographie

III. Paris photographe. — Les portraits impossibles. — Découverte de M. Fizeau. — Fouilles archéologiques pratiquées à la loupe. — Le soleil renouvelle le miracle de la mer Rouge, en fixant les flots. — Travaux de MM. Macaire et Warnoz. — Ils réussissent à greffer des nègres. — Un portrait posthume, anecdote. — Panorama daguerrien. — Devenu peintre, le soleil se fait graver par l’électricité.

Notre pays, qui a vu tant de choses et subi trop d’aventures, se familiarise rapidement à tout, même à des merveilles. Peu de jours après la publication du procédé daguerrien, le métier de photographe avait pris racine dans la cité, l’héliographie était une affaire toute simple ; les chambres obscures se débitaient par centaines, et une nuée d’amateurs se hâtait de copier les monuments de Paris, comme si la ville avait dû disparaître au bout de l’année. Telles sont, en outre, la souplesse, la dextérité et les aptitudes d’assimilation de ce peuple manipulateur par excellence, que bientôt les essais, les perfectionnements se succédèrent à foison. Diverses méthodes furent de même improvisées à la fois par plusieurs adeptes ; nous ne mentionnerons que les plus heureuses, en les rattachant aux noms les plus accrédités.
Quelques-uns de ces procédés, dus à des praticiens naguère étrangers à la science, sont si subtils, si ingénieux comme invention, si merveilleux comme résultat, qu’ils sont de nature à intéresser les lecteurs les plus étrangers à l’étude des combinaisons chimiques. Retraçons d’abord ce qui concerne le daguerréotype, ou héliographie sur plaque, avant de passer à la photographie sur papier et sur verre, inventions distinctes de la première, et fondées sur un principe différent.
Lorsqu’on se fut rendu compte du daguerréotype et des agents dont il peut disposer, la science démontra, par bons et solides arguments, que la limite du possible était atteinte et que cet art nouveau ne pourrait jamais être applicable à la copie des portraits. L’opération durait douze à quinze minutes au soleil : comment supposer qu’un modèle soutienne si longtemps, dans l’immobilité parfaite et sans cligner les yeux, les rayons ardents de la lumière solaire ? On se livra néanmoins à quelques essais qui donnèrent des figures convulsionnées, méconnaissables, affreuses. Il en résulta, contre le portrait photographique, des préjugés dont il reste encore quelque trace dans l’opinion.
Pour abréger la durée de l’exposition, on tenta de raccourcir le foyer de l’objectif, ce qui concentrait sur la couche sensible des rayons plus énergiques. De là l’exagération de la perspective linéaire, et ces gros nez, ces gros genoux, ces grosses mains, qui enlaidissent les portraits exécutés dans ces conditions où tous les objets proéminents apparaissent renforcés. C’est alors que M. Charles Chevalier eut l’heureuse idée de combiner des objectifs à deux verres achromatiques, qui, tout en permettant d’agir à plus longue distance, rendent l’image plus nette, plus brillante, et exempte de toute aberration de sphéricité. Ce moyen donna des portraits en deux ou trois minutes, ce qui est encore bien lent.
Néanmoins la trouvaille de M. Charles Chevalier ne fit pas tout d’abord une grande sensation. Mais il en avait fait part à un Allemand, qui courut réinventer la chose au-delà du Rhin, d’où elle rentra en France avec éclat, parce qu’on la crût étrangère. Les objectifs doubles rendirent un service signalé ; on les appelle encore allemands sans doute parce qu’ils ont été inventés par un Parisien dans la cour des Fontaines au Palais-Royal. M. Chevalier compléta ses travaux par la construction d’une chambre obscure très bonne et très portative.
La même année, M. Claudet, Français établi à Londres pour l’exploitation daguerrienne fit dans un autre sens une découverte précieuse par elle-même, et plus, encore par ses conséquences. Il reconnut que le chlorure d’iode communique à une plaque daguerrienne la propriété de s’impressionner en quelques secondes sous l’action de la lumière. Ce fut un premier pas vers l’étude des substances accélératrices.
A peine la sensibilité de l’iode chloruré était-elle reconnue, que M. Fizeau, puis M. Gaudin découvraient dans le brôme des facultés accélératrices bien plus énergiques. Soudain, chacun se jette sur le brôme ; on l’emploie de dix manières différentes, et on finit par s’assurer que l’eau brômée de M. Fizeau fournit la combinaison la plus simple et la plus rapide. Ces études furent complétées par M. Bingham, qui parvint à employer le brôme à l’état sec, en le combinant à la chaux qui en absorbe les vapeurs humides.
A la suite de ces découvertes, on obtint des portraits presque instantanés au soleil, et en l’espace de six à trente secondes à l’ombre. Ces images s’embellirent bien davantage encore par suite d’un nouveau procédé de fixation, introduit par M. Fizeau, dont le nom restera cher aux héliographes ; car on lui doit les deux plus importantes modifications de la daguerréotypie.
On sait que dans les images primitives le métal de la plaque miroitait sous les yeux du spectateur d’une façon désagréable. De plus, le dessin était triste et peu ferme, parce que le modelé était sans autres ressources de ton que le contraste entre la teinte claire du mercure, et celle de l’argent. Enfin, l’image était sujette à s’effacer par le frottement ; car elle était formée par l’adhérence de menus globules de mercure aux portions iodurées de la plaque. M. Fizeau anéantit ces trois inconvénients par une seule opération, en répandant à la surface de l’épreuve et en chauffant légèrement une dissolution de chlorure d’or, mêlée à de l’hyposulfite de soude. En cette occasion, il se forme un double amalgame d’or et d’argent. La plaque se couvre d’une couche d’or solide qui fixe le mercure, assombrit les tons de l’argent, éclaircit ceux du mercure, éteint le miroitement de l’ensemble, relève la vivacité de l’image et l’égaye en communiquant de la chaleur à la teinte générale.
Nous avons dû, à regrets, omettre dans ce rapide exposé une foule d’essais et de perfectionnements, concernant soit les manipulations, soit l’instrument même, et dus pour la plupart à d’habiles praticiens, qui ont tour à tour servi leurs émules, et étonné le public par la beauté de leurs épreuves. On a pu penser que le daguerréotype avait atteint à son apogée, en admirant les productions de M. Thompson, de M. Foucault, de M. Belfield, de M. Plumier, de M. Fortin, qui mit en usage le brômure iodeux ; de M. le baron Gros, qui y substitua la chaux chloro-brômée, qui perfectionna le polissage des plaques ; de M. Laborde, qui imagina de renforcer l’effet des vapeurs mercurielles en y adjoignant celles de l’éther ; de M. Gaudin et de tant d’autres à qui l’on doit des travaux recommandables.
Grâce à tant d’efforts, l’héliographie est arrivée à une perfection idéale. Telle est même la puissance presque fantastique du procédé, qu’il permet à l’examinateur d’un dessin d’architecture d’explorer la nature, la qualité, le grain, les défauts de la pierre et d’y faire des observations inaperçues sur le terrain même. Cette assertion nous rappelle un fait assez singulier.
Il y a trois ans et demi, M. le baron Gros, alors ministre plénipotentiaire en Grèce, fixa par le moyen du daguerréotype, un point de vue pris à l’Acropole d’Athènes. Là se trouvaient disséminés des ruines, des pierres sculptées, des fragments de toute espèce. De retour à Paris, M. le baron Gros revit ses souvenirs de voyage, et, comme il considérait, à l’aide d’une forte loupe, les débris amoncelés au premier plan de son tableau, il découvrit tout à coup sur une des pierres une figure antique qui lui avait échappé. C’était un lion qui dévore un serpent, esquissé en creux et d’un âge si reculé, que ce monument, unique à cette place, fut attribué à un art voisin de l’époque égyptienne. Le microscope a permis de relever ce document précieux, révélé par le daguerréotype seul, à sept cents lieues d’Athènes, et de lui restituer des proportions accessibles à l’étude.
Ainsi, ce prodigieux instrument rend ce que l’œil voit et qu’il ne peut distinguer ; si bien que comme dans la nature, le spectateur, en se rapprochant plus ou moins à l’aide de lentilles graduées, perçoit des détails infinis, quand l’ensemble des objets ne suffit plus à sa curiosité.
Il semblait, après tant de prodiges, que la voie perfectible était parcourue jusqu’à ses limites, lorsque l’on apprit, il y a dix-huit mois, que des héliographes, établis au Havre, obtenaient des dessins de marine, et saisissaient au vol les vagues de l’océan. — La chose est impossible, disait-on ; mais les savants n’eurent pas le loisir de le démontrer ; on adressa des preuves palpables à l’Institut.
Par l’effet de la rapidité avec laquelle ils opèrent, MM. Macaire et Warnoz sont parvenus à saisir, dans le mouvement même, un fugitif instant d’immobilité relative ; toute la difficulté est d’opérer assez vite. L’écume jaillissante des flots, la voile agitée par le vent, la fumée qui ondoie, la feuille qui frissonne, le cheval au trot, l’enfant qui court, le sourire qui fuit, restent fixés sur leurs plaques féeriques. A moins qu’on ne trouve moyen de forcer la nature à continuer à se mouvoir sur les images qu’elle se laisse dérober, il est permis de penser qu’elle ne cédera rien de plus. Les travaux de ces héliographes exigent une mention particulière.
L’aîné des deux frères, M. Cyrus, cherchait fortune en Amérique à l’époque où les journaux d’Europe apportèrent aux Etats-Unis la description du procédé daguerrien. Aussitôt notre compatriote se fabrique une chambre obscure avec une boîte à cigares où il ajuste, en guise d’objectif, les verres d’une lunette, et il se met en campagne. Médiocrement intéressés par les sites pittoresques de la nature, trop peu épris des monuments pour en construire, les peuples qu’il visita ne pouvaient être séduits que par le portrait, et, en dépit de la lenteur primitive du procédé, les naturels du pays, qui n’avaient point d’artistes à leur disposition, voulurent bien prendre en patience un moyen unique de perpétuer leur image. Des gouverneurs, de riches colons posèrent avec complaisance ; mais peu satisfaits d’une méthode qui les représentait sans yeux et à peu près tous noirs, ils abandonnèrent souvent la copie à l’artiste qui en tirait parti. En effet, si les hommes blancs accusaient l’épreuve d’infidélité, les nègres la trouvaient pour eux bienveillante, et les esclaves se retrouvaient sans hésiter dans les portraits de leurs maîtres. Cette assimilation favorisa M. Cyrus Macaire qui n’aurait pu obtenir, avec les instruments dont il disposait, des figures de nègres, mais qui pour finir le portrait d’un noir, faisait poser un blanc. Il pratiquait ainsi la fusion des deux races et les greffait l’une sur l’autre en attendant mieux.
Bientôt il dirigea ses efforts vers la recherche des substances accélératrices, et s’asphyxia à demi en expérimentant sur le brôme. Aidé d’un instrument meilleur, il tira si grand parti des réactifs impressionnables, qu’à son retour en France, où son frère s’est associé à son entreprise, il s’est élevé avec lui jusqu’aux résultats merveilleux que nous avons laissé entrevoir. Ces messieurs, dès lors, se sont efforcés de donner à leurs plaques des teintes locales variées, suivant la nature d’effets que l’on voulait produire ; et les recettes chimiques qu’ils se sont appropriées ajoutent à leurs productions un certain mérite artistique.
Les tableaux de marine de ces messieurs avaient attiré autour d’eux un essaim de curieux parmi lesquels on signalera notre plus illustre peintre de marines, Th. Gudin, qui acquit une collection de ces documents, précieux à juste titre ; car c’était la première fois que le mouvement se laissait fixer sans cesser d’être ; et jusque-là on n’avait jamais vu la mer agitée, non plus interprétée, mais saisie mathématiquement et d’après nature. Josué avait arrêté le soleil ; ce dernier fixait les vagues de la mer.
Nous avons eu entre les mains toutes ces merveilles, ainsi qu’un petit tableau de genre, obtenu par le même procédé instantané. Nous ne pouvons résister au désir d’en donner un aperçu. Que l’on se figure quarante portraits groupés, quarante figures qui rient où babillent ; quarante enfants : un pensionnat de jeunes filles, un essaim de petits démons saisis au vol et à la sortie de la classe… La ruche entière est amoncelée le long des degrés par où l’on descend pêle-mêle ; sept religieuses donnent un certain style à cette composition improvisée. L’une des pensionnaires regarde furtivement une image, tout en courant ; une autre joue avec son chapelet ; Celle-ci tire à elle le trousseau de clefs de la surveillante ; celle-là grignote un morceau de pain ; cette autre coudoie sa voisine, et les plus jeunes sautillent en riant aux éclats.
L’image est d’une netteté prodigieuse ; les physionomies ont toute leur vivacité ; les robes sont nuancées avec justesse. Pas un trou, pas un ton criard ; le noir a du relief, et le blanc des étoffes n’est point solarisé.
Ce singulier dessin a donné lieu dernièrement à une scène assez touchante. Un jeune ménage étant venu visiter MM. Macaire au passage Jouffroy, où ils ont établi leurs ateliers photographiques et une exposition permanente de leur intéressant musée, il arriva qu’en contemplant l’épreuve dont nous venons de parler, la jeune dame se mit à sangloter. Son mari, qui partageait son émotion, expliqua à ses hôtes, qu’il était du Havre, où ils avaient récemment perdu leur fille unique et qu’ils l’avaient reconnue parmi ses compagnes de pension. Comme l’objet de leurs regrets était placé au fond de la scène, le visage réduit aux dimensions d’une grosse tête d’épingle, était peu saisissable ; mais la tournure, la toilette de l’enfant l’avaient suffisamment indiquée à l’œil perçant d’une mère. Ces pauvres gens n’avaient pas gardé de portrait de leur enfant chérie, et la mort avait tout emporté. On les pria de revenir le lendemain. Dans l’intervalle, M. Macaire ayant tiré une épreuve de l’image sur une forte proportion, remit aux parents un portrait fidèle et très beau de l’enfant qu’ils avaient perdue.
Un photographe très habile, M. Martens, qui a obtenu avec des clichés de verre, dont nous parlerons plus loin, de magnifiques épreuves des glaciers et des roches de l’Oberland, a tiré un parti fort singulier de la méthode instantanée.
Il s’est avisé de rendre l’objectif mobile autour d’un axe, d’en rétrécir le champ, et de lui faire parcourir toute la longueur d’une plaque hémisphérique. Le résultat est un panorama qui embrasse tout un horizon. Nous avons admiré une vue de Paris à vol d’oiseau, prise de la sorte du haut des tours de Notre-Dame, et embrassant les lointains avec le ciel et les nuages. C’est véritablement une œuvre de magie.
La place nous manque pour expliquer ici les curieuses applications de la galvanoplastie à l’art daguerrien, et comment M. Charles Chevalier a trouvé par hasard le moyen de reproduire par l’action galvanique de la pile une épreuve sur plaque. On a été plus loin dans cette voie, M. Fizeau est parvenu à transformer une plaque dagerrienne en une planche de gravure, propre à donner par le tirage typographique des épreuves sur papier de l’image daguerrienne. Dans cette étrange opération, sous l’influence d’un fil électrique et par l’action d’un mordant, la planche gravée s’entaille, se creuse d’elle-même, avec une précision et une finesse qui défieraient les mains les plus habiles. Ainsi, comme l’a écrit M. Figuier, de la lumière on fait un pinceau, et de l’électricité un burin ; la main de l’homme n’aurait à intervenir ici que pour tracer au bas d’une de ces estampes ces mots glorieux pour la science : — Dessinée par la lumière et gravée par l’électricité. On nous pardonnera de nous borner à indiquer ces résultats ; pour les décrire, il aurait fallu entrer dans certains détails concernant une autre découverte, la galvanoplastie, qui, dans les arts industriels de notre temps, est devenue en quelque sorte l’imprimerie de la sculpture. D'autres prodiges attirent encore notre attention, et, avant d’apprécier la valeur réelle et le rôle futur de l’héliographie au point de vue de l’art, il nous reste à parler de la photographie sur papier et sur verre, autre invention qui confine à la première, qui fait bien plus sérieusement échec aux dessinateurs, qui a déjà produit des résultats importants à connaître, des collections accessibles à tout le monde, et devant laquelle s’ouvre un avenir très brillant. Ces procédés, qui permettent à tout le monde de rivaliser avec les chefs-d’œuvre de l’art, sont bien plus attachants et fantastiques que les miracles de la chimie ou de la physique amusante, dont on enseignait les secrets à la jeunesse des temps passés.

IV. Origine et progrès de la photographie sur papier. — Où le génie des inventions va-t-il se nicher ? — M. Talbot et Blanquart-Evrard. — Albums et voyages pittoresques. — Missions héliographiques. — Les clichés de verre : M. Niépce de Saint-Victor. — Comme quoi un officier de dragons tacha son uniforme, et ce qu’il en advint. — Le coton poudré appliqué à la photographie. — Travaux de M. Le Gray. — Niépçochromie, ou la couleur peinte par elle-même.

Tandis que Daguerre publiait, en 1839, le procédé auquel il a donné son nom, un Anglais, M. Fox Talbot, trouvait aussi la photographie, et justifiait de résultats obtenus en 1834. L’antériorité des travaux de Niépce trancha, ainsi que nous l’avons dit, la question en faveur de la France. Les essais de son associé ne s’étaient exercés que sur la plaque ; les travaux de M. Talbot portèrent exclusivement sur l’emploi du papier.
Déçu dans ses espérances par l’avénement du daguerréotype, M. Talbot, pour constater, non plus la priorité, mais du moins l’originalité de sa découverte, se hâta de la publier avant même qu’elle fût parvenue au degré de perfection où sans doute il se proposait d’atteindre. On essaya de l’appliquer en France, et l’on réussit assez médiocrement. On supposa donc que M. Talbot avait incomplètement livré le secret de son calotype, et l’on cessa de s’en occuper. Cependant quelques adeptes avaient tenté divers perfectionnements : citons, entre autres, MM. Grave, Gaudin, Hunt, Heeren, Herschell, Wood, Martin, et surtout M. Bayard, employé au ministère des finances, qui le premier a obtenu, d’après nature, des estampes admirables.
Néanmoins, la photographie sur papier demeura à peu près abandonnée jusqu’à la fin de 1846. Au commencement de l’année suivante, elle réveilla tout à coup l’attention des héliographes, et, dans l’espace de quelques semaines, elle fit autant de bruit qu’elle en avait fait peu jusque-là. Un seul homme était parvenu, du fond de sa province, à agiter ainsi tous les praticiens, et à donner aux esprits une impulsion énergique et nouvelle. Pendant que la photographie sur papier était plongée dans un oubli croissant, un fabricant de draps, de Lille en Flandre, s’occupait activement de la tirer de l’obscurité, de la rendre plus parfaite, d’en faciliter l’exécution, et d’en multiplier les produits.
Si l’on compare entre eux les travaux des divers inventeurs héliographiques, et qu’on les apprécie d’après l’importance des services qu’ils ont rendus, on comptera cinq noms qui doivent être tirés de la foule, et auxquels il faut rapporter les phases principales des perfectionnements. Niépce a trouvé le principe ; Daguerre a transformé le procédé ; M. Fizeau l’a rendu parfait ; M. Blaquart-Evrard, de Lille, a donné l’élan à la photographie sur papier ; et enfin M. Niépce de Saint-Victor, neveu du premier Niépce, et capitaine dans les gardes municipales, a mis la photographie sur papier à même de rivaliser de précision et de fini avec la plaque daguerrienne, grâce à une dernière découverte dont nous parlerons bientôt.
Ici se présente une réflexion : nous possédons de grandes écoles, des académies, des professeurs célèbres, des savants à palmes vertes qui reçoivent de grands honneurs, gouvernent les peuples, font les lois, et parfois même des rapports sur les découvertes d’autrui ; ils instruisent les générations, ils procréent des légions de savants… Et, chose étrange ! les découvertes les plus remarquables des âges modernes appartiennent presque toutes à des gens à qui ces grands hommes n’ont rien enseigné. Des enfants ont découvert le télescope ; les applications de la vapeur sont dues à un ouvrier, des pâtres ont trouvé la vaccine, un chanteur d’opéras a imaginé la lithographie, un médecin le galvanisme, grâce à sa cuisinière qui préparait un bouillon de grenouilles ; un abbé le télégraphe aérien, un compositeur de musique la dorure chimique, un fabricant de papier les aérostats, un étudiant le collodion, un employé des ponts et chaussées l’éclairage au gaz. Enfin, pour se restreindre à ce qui concerne l’héliographie, cette merveilleuse série d’applications subtiles de la physique et de la chimie, quand nous énumérons les titres des inventeurs successifs, nous trouvons : un officier en retraite, M. Niépce ; un peintre de décors, M. Daguerre ; un diplomate, M. le baron Gros ; deux peintres, MM. Claudet et Le Gray ; un homme de loisirs, M. Talbot ; un employé des finances, M. Bayard ; un graveur, M. Martens ; un fabriquant de cristaux et un employé de librairie MM. Macaire ; un marchand de draps, M. Blanquart-Evrard ; enfin, un capitaine-instructeur des milices municipales, M. Niépce de Saint-Victor. La science ne peut revendiquer que deux noms : M. Becquerel et M. Fizeau.
Revenons à M. Blanquart-Evrard, qui, en 1847, attira sur la photographie de papier un vif intérêt, en consacrant à cette branche de l’art une brochure très pratique et en même temps fort habile, au point de vue des idées ou des espérances qu’elle faisait naître. A l’ouvrage étaient jointes des épreuves sur papier, comparables à de bonnes gravures ; et des portraits crayonnés de main de maître par le soleil du bon Dieu, genre de travail dont on avait désespéré. L’Académie reçut et illustra le tout par un rapport suivi d’un encouragement mérité. M. Talbot avait échoué à faire des portraits ; M. Blanquart réussit en présence de l’Institut, et reproduisit les traits de M. Biot. Dans cette occasion, M. Blanquart a joué le rôle, non d’un inventeur dans le sens formel du mot, mais d’un vulgarisateur intelligent qui éclaircit, développe et perfectionne. Il s’était donné pour tâche, en s’assimilant le procédé de M. Talbot, de le rendre plus précis, d’en accroître l’extension et de l’améliorer. Son entreprise fut très profitable à M. Talbot lui-même ; car l’esprit d’antagonisme, dans ses efforts pour atténuer le mérite de M. Blanquart, réhabilita de lui-même le procédé Talbot. Tel qui l’avait déclaré impraticable voulut prouver qu’il était excellent ; et, comme un peu de malice aiguise les facultés à merveille, on arriva bientôt à tirer bon parti du talbotype. Puis, chacun prétendit revendiquer sa part dans l’invention ; l’engouement arriva ; la Société photographique, fondée par un homme d’intelligence et de cœur, M. de Monfort, stimula l’émulation générale ; le journal la Lumière, par lui créé, répandit tous les procédés, et la photographie sur papier, en l’espace de dix-huit mois, fit des pas immenses.
Il est à propos maintenant d’expliquer en peu de mots les notions chimiques qui servent de bases à ces nouveaux procédés.
On sait que le chlorure et l’iode d’argent noircissent à la lumière. Si donc on imprègne d’iodure d’argent une feuille de papier, et qu’on la place au foyer d’une chambre obscure, la lumière teintera les places où elle viendra frapper, et laissera blanches les portions de l’image qui sont couvertes d’ombre. Le résultat de l’expérience sera une épreuve inverse de la nature, ou négative (terme consacré), où les ombres seront pâles et les lumières presque noires.
Pour obtenir une image redressée, il suffira de prendre une autre feuille de papier, préalablement soumise à la même action chimique que la première, de juxtaposer les deux feuilles, de telle façon que la lumière du jour, pour atteindre la seconde, ait à traverser l’épreuve négative. Les portions noires de cette épreuve arrêteront les rayons du jour et laisseront le papier plus ou moins blanc ; les portions claires, plus transparentes, livreront le passage à la lumière, qui colorera la feuille soumise à cette sorte de calque. Et l’image reçue par celle-ci sera nécessairement inverse par rapport à l’autre, c’est-à-dire directe et positive par rapport à la nature.
Le grand avantage de ce procédé, c’est qu’une fois l’épreuve négative obtenue elle devient un véritable cliché, à l’aide duquel on peut tirer un nombre illimité de bonnes épreuves. La plaque daguerrienne ne donnait qu’un seul tableau.
Cette méthode relève directement de M. Talbot, qui, pour rendre le papier plus impressionnable, et ensuite pour y faire apparaître l’image, le lave, avant et après l’opération, dans une mixture d’acide gallique, d’acide acétique et de nitrate d’argent. La fixation de l’épreuve s’opère dans un bain d’hyposulfite de soude ou de bromure de potassium, sels doués de la propriété de dissoudre le chlorure et l’iode d’argent que la lumière n’a pas impressionnés.
Signalons sur-le-champ une autre méthode qui fournit du premier coup une épreuve directe, sans l’aide d’un papier négatif intermédiaire. Elle consiste à placer au foyer de la chambre obscure un papier chimiquement préparé, préalablement noirci par l’action de la lumière, et trempé dans une dissolution d’iodure de potassium. Ce nouveau composé est détruit par l’action de la lumière, qui modèle les objets en blanc sur un fond sombre. M. Bayard a le premier mis en pratique le procédé direct, et obtenu des résultats d’une beauté idéale, qu’il est parvenu à fixer. Les principaux mérites de la publication postérieure de M. Blanquart-Evard sont d’avoir dirigé sur cette branche photographique les efforts de tous, d’avoir élucidé la méthode de M. Talbot, d’avoir signalé des substances accélératrices qui permettent d’obtenir, avec un cliché négatif, deux à trois cents épreuves par jour ; d’avoir étudié les propriétés d’une foule de sels, et mis ses rivaux à même de pouvoir le surpasser un jour, en étendant les applications du procédé primitif. M. Blanquart, en rehaussant au point de vue des arts et de l’industrie les avantages de l’emploi du papier, a contribué puissamment à mettre à la mode un procédé qui, supprimant le bagage daguerrien et réduisant la dépense des matières premières, met tout voyageur en état de se procurer de magnifiques albums, sans autres frais que ceux d’une centaine de feuilles de papier. Enfin, prêchant d’exemple, M. Blanquart a fondé à Lille, une imprimerie photographique où l’on pratique en grand le tirage des négatifs, et où à cette opération peut être contrôlée par le goût ; car les améliorations introduites par M. Blanquart lui permettent d’obtenir des épreuves de toutes les nuances, du ton bistre à la teinte bleue ou au noir le plus pur, ainsi que de donner à son gré, et suivant la nature ou la physionomie du dessin, des images légères et à effets doux, ou des épreuves contrastées, énergiques, comme les intérieurs de Rembrandt ou les monuments gravés du Piranèse. Ici, nous entrons en plein dans le domaine de l’art. Sous l’influence de ces travaux et à la faveur de l’impulsion donnée par le journal la Lumière, la photographie sur papier a fait des progrès rapides, surtout depuis que M. Le Gray, l’un de nos plus habiles praticiens, en ce qui concerne la reproduction des sites et des monuments a eu l’idée de neutraliser les défauts et les inégalités du papier, en le glaçant préalablement d’un enduit de cire vierge, opération qui le rend propre à recevoir des images nettes et plus vigoureuses. Les papiers cirés fournissent d’excellents portraits, et, sans contredit, les épreuves les plus moelleuses d’après la nature. Il est impossible de décrire ici tous les essais et tous les perfectionnements de la photographie, dont il suffira de signaler les principaux résultats.
Elle parvint bientôt à une si haute supériorité que, dès le mois de mars 1851, celui qui écrit ces lignes pressait vivement l’administration des Beaux-Arts d’utiliser, au profit des monuments historiques, un art si précieux, indiquait le plan de plusieurs voyages héliographiques dans le Nord et dans le Midi, et désignait pour ces utiles entreprises quelques artistes qui avaient fait leurs preuves. A la suite de plusieurs démarches activement suivies dans ce but, le Comité des monuments historiques, constituant les bases d’un musée pittoresque et archéologique de la France, envoyait M. Bayard en Normandie, MM. Le Gray et Mestral en Touraine et dans le Midi, M. Baldus à Fontainebleau, en Bourgogne et dans le Dauphiné ; et M. Le Secq en Champagne, en Alsace et en Lorraine.
Ces Messieurs ont rapporté une collection de planches d’une grande dimension, obtenues avec une supériorité rare par des moyens divers. En effet, M. Bayard emploie les négatifs de verre dont nous parlerons bientôt ; M. Baldus s’en tient au procédé Talbot, dans l’exploitation duquel l’inventeur lui-même ne l’égalerait pas ; M. Le Gray emploie le papier ciré. Ses productions sont, à nos yeux, sans rivales ; grâce surtout à un emploi du chlorure d’or, qui permet d’aller réveiller des détails enfouis parmi les ombres les plus foncées.
Cette collection des monuments anciens de notre France, on la doit, ainsi qu’il a été dit, au Comité des monuments qui, au retour des habiles photographes, les a félicités, a reçu leurs clichés, et les a mis sous clef dans un tiroir, sans autoriser, ni même tolérer la publication. Le public est donc privé de ces estampes que chacun se disputerait ; les photographes sont frustrés de la publicité qu’ils avaient espérée, et notre pays ne peut se faire honneur de la plus belle œuvre qui se soit produite jusqu’ici. Nous avions demandé davantage et nous espérions mieux.
MM. Le Gray, Bayard, Le Secq et Baldus avaient eu pour précurseurs, dans ce genre d’entreprise, M. Eugène Piot, à qui l’on doit le premier ouvrage photographique important, publié par livraisons : l’Italie monumentale, et l’un des fondateurs et des plus brillants écrivains de la Revue de Paris, M. Maxime Ducamp, qui, revenant d’Egypte et de Jérusalem avec plus de deux cents négatifs obtenus devant les sites les plus remarquables et les monuments les plus célèbres de la Haute et Basse Egypte, a créé un monument inappréciable.
Une souscription a mis M. Ducamp à même de livrer à la publicité son utile et consciencieux voyage, dont l’impression photographique, pure de toute retouche, se poursuit avec activité à Lille, chez M. Blanquart-Evrard. Antiquaire et poète, M. Ducamp a enrichi son texte d’un travail littéraire attrayant, instructif ; on lui doit le premier livre illustré par la photographie, et l’on comprend, en admirant ses belles estampes, combien l’esprit et le goût rehaussent le mérite des œuvres héliographiques.
Pour compléter ces collections, il nous reste à signaler l’album si riche et si varié de M. Blanquart-Evrard, publié avec grand luxe, livré à très bas prix, et embrassant une série de raretés artistiques, de tableaux gothiques, de monuments des Flandres, de l’Italie, de paysages, de statues, etc. Ces collections sont charmantes et d’un intérêt facile à concevoir (1).
Ainsi, dans l’espace de quelques mois, une industrie est créée, qui occupe quantité d’ouvriers ; les monuments de la France et de l’Italie sont fixés et conservés dans leurs plus précieux détails. Les notions anciennes sur l’Egypte sont contrôlées et précisées, les hiéroglyphes sont livrés sans erreurs possibles à la sagacité des savants, et l’ancien voyage d’Egypte, publié autrefois, passe à l’état d’interprétation capricieuse et lointaine.
C’est surtout dans la reproduction des sites abrupts, des rochers et des monuments, que la photographie sur papier excelle et paraît supérieure à tout. MM. Le Gray et ses rivaux ont, à cet égard, atteint les limites de l’art.
Cependant, en dépit de ces perfectionnements, la photographie sur papier, pour la copie des portraits, des objets très délicats et des menus détails, était inférieure à la plaque daguerrienne. Néanmoins, elle avait plus de charme ; témoin les portraits de M. Mestral, et surtout de M. Leblanc qui obtient, encore par le procédé Talbot, les meilleurs portraits en clichés de papier que nous ayons eu l’occasion d’admirer. Il restait une dernière conquête à faire, celle d’un négatif assez transparent pour lutter avec la finesse du métal. Cette difficulté a été vaincue par une heureuse invention due à un officier français.
La vocation scientifique de M. Niépce de Saint-Victor et l’histoire de ses travaux rappellent les légendes des anciens temps, et offrent un des plus curieux exemples de la puissance de la volonté obéissant, en dépit des obstacles, à l’élan d’un génie particulier. D’ailleurs, les études de M. Niépce se rattachent à la recherche d’un problème réputé insoluble comme celui du grand œuvre, et que ce chercheur obstiné a presque seul entrevu. Nous voulons parler du moyen d’arracher au procédé daguerrien la reproduction, non-seulement des lignes et des ombres, mais encore de la couleur même des objets naturels. — "Si l’on trouve jamais ce secret-là, disait un photographe presque effrayé des conquêtes de la science dans cet ordre d’idées, la fin du monde arrivera le lendemain." A l’heure où nous parlons, ce prophète a le droit de supposer que la consommation des âges est proche.
Neveu de Joseph-Nicéphore Niépce, le Christophe Colomb du daguerréotype, M. Niépce de Saint-Victor se fit soldat à l’âge de dix-neuf ans. Ses premières études ne l’ont pas dirigé vers la science ; ses goûts tout militaires l’ont conduit à l’école de Saumur, d’où il est sorti, en 1827, avec le grade de maréchal-de-logis instructeur au 1er régiment de dragons.
Mais comme son oncle, qui poursuivit pendant vingt ans l’héliographie avec la plus patiente obstination, M. Niépce de Saint-Victor était doté, à son insu, de cette curiosité tenace et réfléchie qui porte certains hommes à s’intéresser à un fait ou à une idée, et à les suivre sans relâche jusque dans leurs conséquences les plus reculées.
Le premier signe de cette vocation, par rapport à M. Niépce, est fort étrange, quand on songe au point où cette vocation l’a conduit : la découverte de l’héliochromie, ou reproduction des couleurs par le procédé daguerrien.
Il y a douze ans, M. Niépce de Saint-Victor avait des parements à retroussis roses à son habit d’uniforme : tout a procédé de là.
Le rose à la cochenille est très sensible à l’action des acides : Quelques gouttes de vinaigre ou de citron ayant tâché la manche du jeune officier, il essaya de rendre à l’étoffe son premier lustre avec du sel d’oseille. Mais l’acide oxalique dévorant la nuance encore davantage, le fit virer dans une gamme nouvelle, et voilà notre alchimiste en germe conduit à méditer sur les nuances, sur les propriétés des mordants et la composition des couleurs.
Ces réflexions, on le verra, le menèrent assez loin. En 1842, un arrêté du maréchal Soult, ministre de la guerre, arrêté aussi gravement mûri que le décret qui statua jadis sur la sauce d’un turbot, prescrivit de mettre à la nuance orangée les collets, les revers, et les parements de treize régiments de cavalerie, assaisonnés jusque-là au cramoisi, à l’écarlate ou au rose. Comme une sage administration se plaît à introduire l’économie jusque dans les mesures les plus essentielles au salut de l’Etat, le ministre accueillit la proposition d’un lieutenant de dragons en garnison à Montauban, qui offrait un moyen d’opérer la réforme résolue sans changer l’étoffe, sans même découdre les fracs, et en passant sur les nuances proscrites une brosse imprégnée de certaines solutions. Mandé à Paris, où il obtint la faveur de résider un mois à ses frais, M. Niépce de Saint-Vïctor eut l’honneur d’oranger des uniformes à coups de brosse, en présence d’une commission spéciale, et l’adoption de sa méthode expéditive épargna au Trésor un déboursé de plus de cent mille francs. Il refusa de vendre son procédé, mais il le donna ; et sa délicatesse, jointe à son habileté, lui valurent, de la munificence du maréchal Soult, une indemnité de cinq cents francs…
Cependant M. Niépce avait pris goût aux manipulations chimiques. Le souvenir de son oncle lui avait transmis la passion des essais, et cette ardeur à pénétrer dans les domaines inconnus, qui est pour les gens de pratique une forme d’amour du merveilleux. Jaloux d’ajouter à l’illustration de sa famille, M. Niépce tourna son activité vers l’héliographie ; et, en 1846, il signala l’attrait singulier des vapeurs de l’iode pour la couleur noire, et une tendance de ce corps à se fixer de préférence sur les objets saillants. Cette double observation permit à M. Niépce de Saint-Victor de copier les gravures les plus fines sans altérer l’original.
En 1847, M. Niépce, signalé déjà par diverses expériences curieuses, parvint à saisir, à caractériser des phénomènes d’optique, inaperçus jusque-là, et dont un homme éminent, M. Chevreul, chercha la théorie au profit de la science.
A la suite de ses premiers travaux, M. Niépce avait compris la nécessité de se rapprocher de Paris pour les y continuer. Riche… comme un soldat, il ne pouvait sacrifier sa lieutenance. II dut renoncer à ses chances d’avancement, en sollicitant son annexion à la garde municipale. Une telle grâce, le conçoit-on, lui fut refusée pendant trois ans, et douze camarades passèrent avant lui… au choix ! A ces résistances, on reconnaît l’illustre guerrier à qui le Comité des monuments arracha avec tant de peine le château de Blois dévoué aux destructions du génie militaire. Enfin, en 1845, M. Niépce quittant le Midi fut caserné au faubourg Saint-Martin, et deux ans lui suffirent pour justifier, par trois découvertes successives, d’un avantage si chèrement acheté.
Il nous reste à parler de la troisième.
M. de Valicourt, auteur justement estimé du Manuel de Photographie, et confident des travaux de M. Niépce, nous assure qu’avant 1847 cet officier s’occupait des essais relatifs à la découverte d’une matière propre à tirer des négatifs supérieurs aux négatifs en papier, par la transparence, par l’égalité d’épaisseur, par le poli, par l’absence de grain et de fibres. Résoudre ce problème, c’était créer à bas prix une victorieuse concurrence à la plaque daguerrienne et assurer l’avenir industriel de la photographie sur papier, dédaignée jusque-là, en dépit du trop récent ouvrage de M. Blanquart. Tout naturellement les efforts de M. Niépce eurent pour objet le verre, qui réunit toutes les conditions désirables. Mais, pour parvenir à fixer sur une vitre polie un enduit assez résistant pour subir des lavages et se combiner à des substances photogéniques, que de déceptions il fallut traverser !
Néanmoins, dès cette même année 1847, M. Niépce de Saint-Victor obtint des clichés sur verre à base d’amidon, et, peu de temps après, il substitua à l’amidon l’albumine ou blanc d’œuf, qui forme un enduit très mince que l’acéto-nitrate d’argent coagule et rend susceptible de recevoir très bien les sels iodurés.
Cette invention était complète ; elle est d’un usage commun aujourd’hui et donne de bons résultats. Depuis lors, on l’a améliorée quant aux applications, on l’a rendue plus rapide, et, dès l’année 1849, M. Le Gray doublait au profit des portraits la puissance des clichés de verre en remplaçant dans certains cas, l’albumine par le collodion. Ce dernier procédé a été contesté par l’Angleterre à la France ; mais M. Le Gray nous a prouvé par un document authentiqué que M. Archer n’a fait, en 1851, que développer à cet égard une recette que notre compatriote avait publiée.
Il est intéressant d’étudier comment les découvertes s’enchaînent et se multiplient l’une par l’autre. Chacun se rappelle l’invention du coton-poudre. Cette invention en produisit une autre : le coton-poudre ayant été trouvé, l’on reconnut qu’il acquérait la propriété de se dissoudre presque instantanément dans l’éther ; et de former ainsi une sorte de sirop plus ou moins visqueux. Comme l’éther est très volatil, si l’on étend ce composé sur une plaie récente, l’éther s’évapore et laisse un dépôt diaphane qui sèche à l’instant et colle ensemble les deux lèvres de la blessure. C’est là ce qui, sous le nom de collodion, a, remplacé avec avantage, dans la pratique chirurgicale, le taffetas d’Angleterre ;
Ce collodion, préalablement ioduré, a été étendu par M. Le Gray sur des plaques de verre, puis combiné au nitrate d’argent qui le blanchit et, à l’aide d’autres préparations accélératrices, on est parvenu à reconnaître que les verres ainsi préparés peuvent fournir des images négatives, presque instantanées. Ces clichés donnent des épreuves sur papier d’une finesse prodigieuse.
Mais ils sont si légers et d’une telle souplesse de nuances, qu’ils sont susceptibles d’être assimilés à des épreuves positives. Placé devant un fond blanc, le dessin qu’ils contiennent ressort en teintes foncées ; s’il est appliqué sur un fond noir, il tranche en clair. Ces négatifs deviennent donc, dans ce dernier cas, des épreuves positives ; et c’est là ce que le rédacteur du Cosmos intitule, à diverses reprises, des images positives par réflexion. En réfléchissant un peu plus, il aurait écrit, je pense, positives par réflection. Mais les compositeurs et les protes endossent tant de menues iniquités !….
Nous ne décrivons pas, nous indiquons sommairement ces divers procédés, omettant à dessein la plupart des opérations, car notre intention ne saurait être de dresser manuel pratique. Quoi qu’il en soit, ces portraits directs par réflection sont à la mode aujourd’hui, grâce à M. Martin, qui les a mis au jour, et surtout à MM. Macaire et Warnoz.
Tels sont les heureux résultats, de la découverte de M. Niépce de Saint-Victor, l’inventeur des clichés sur verre. Mais son ambition, comme on le verra, avait rêvé de bien plus grands prodiges.
Cependant, tant d’efforts ne pouvaient rester sans récompense. La Société d’encouragement décernant, par l’organe de M. Seguier, de justes éloges "à cet observateur aussi persévérant que modeste", lui fit don d’une médaille de 2 000 francs. M. Chevreul consacra un rapport très honorable aux recherches du digne neveu de Niépce, et la biographie intéressante de l’ingénieux officier fit une sensation profonde à l’Académie des sciences, où l’on admira "les qualités rares et distinguées de cet homme qui, pendant vingt-trois ans, a constamment satisfait à toutes les exigences du service militaire, sans jamais reculer devant les sacrifices que lui a imposés son goût pour les recherches scientifiques."
M. Niépce de Saint-Victor est aujourd’hui capitaine dans la garde de Paris.
Son infatigable ardeur s’était proposé une tâche réputée impraticable ; ses préoccupations à l’égard de la couleur ne l’avaient pas abandonné, et c’est en rêvant à son but qu’il avait rencontré en chemin des succès propres à satisfaire une moins haute ambition. Quand on racontera, un jour à venir, comment on est parvenu à obtenir les couleurs par l’action lumineuse, le nom de Niépce de Saint-Victor sera inscrit le premier.
Ces recherches sont les dernières que nous ayons à signaler pour compléter l’histoire des découvertes successives et des progrès de l’héliographie jusqu’à ce jour. Le sujet est d’un intérêt si général, il est si curieux et si éclatant, que l’on nous saura gré d’avoir tracé un résumé, que l’on chercherait vainement ailleurs, de tout ce qui concerne une invention dont on parle tant, et qui est proclamée comme la plus belle de notre siècle.
De ce récit, la dernière page donne lieu, comme la première, à de tristes réflexions. Il semble que le nom de Niépce soit prédestiné aux sacrifices, aux déceptions et aux injustices du sort. Cette lutte de M. Niépce de Saint-Victor nous montre un homme d’un mérite éprouvé aux prises avec la nécessité, accablé par des désastres qu’on aurait pu réparer, livré à l’isolement, à la pénurie des moyens d’action, aux exigences impérieuses du service et à l’indifférence des pouvoirs publics. Le martyrologe des inventeurs n’arrivera-t-il jamais à son terme ?
M. Niépce a trouvé un moyen d’obtenir les couleurs par l’action lumineuse ; mais le manque de loisirs et de ressources a entravé depuis plusieurs années le cours de ses expériences.
Notre inventeur, qui n’a jamais pu obtenir de l’Etat ces deux objets indispensables, du temps et du pain, s’était arrangé, avec l’agrément de ses chefs, un laboratoire dans une salle de police de la caserne Saint-Martin. Cet avantage unique, il le dut à la bonne conduite de ces militaires, si irréprochables dans la pratique de leurs devoirs, que la salle de police n’était jamais occupée ; La sagesse de ces braves gens a rendu service à la science. M. Niépce avait donc établi là ses appareils et tout le matériel indispensable à ses travaux.
La Révolution de février fit irruption dans la caserne des gardes municipaux, et, après l’avoir saccagée, l’incendia. Le mobilier et le laboratoire de M. Niépce furent détruits, perte estimée à 15 000 francs ; et la République refusa toute indemnité. Déjà réduit à la portion congrue par les frais de ses expériences, M. Niépce de Saint-Victor vit donc sa ruine consommée et les interrompit.
Plus tard, à force de privations, cet homme courageux s’est procuré lentement quelques instruments indispensables, et a refait un petit atelier à la caserne de la rue Mouffetard ; Découragé, mais persévérant, isolé, mais tout à son œuvre, vivant d’air et d’espérance, comme ce Balthazar Claës dont Balzac nous a tracé la fantastique légende, M. Niépce a poursuivi son dessein, soutenu par l’exemple de M. Becquerel qui venait de reproduire les teintes du spectre solaire.
Le 4 mars 1851, M. Niépce déposait à l’Institut un paquet cacheté constatant un premier succès. Après quoi, il se vit contraint d’interrompre ses travaux. La découverte était conquise mais incomplète, et la fixation des couleurs obtenues était à trouver. Le temps et l’argent ont manqué. J’ai vu les résultats, ils sont importants : le rouge, le jaune, le bleu, l’or, avec ses lueurs métalliques se sont révélés sur la plaque, préalablement préparée à l’aide de certains sels métalliques, doués de la propriété de donner, par la combustion vive, des flammes de diverses couleurs. Ces sels combinés à l’iode, s’enluminent, sous l’action de la lumière, des mêmes nuances qu’ils communiqueraient à la flamme. Il reste à compléter dans l’application la gamme des tons, et à fixer par un agent chimique les teintes qui, dans l’état actuel des choses, s’évanouissent peu à peu au grand jour.
Si ces efforts avaient été secondés, la découverte de M. Niépce de Saint-Victor aurait peut-être atteint la perfection où elle parviendra un jour. Ces retards forcés ont failli être funestes ; car un canard américain, éclos dans le journal de New-York, annonça l’année dernière qu’un M. Hill avait obtenu aux Etats-Unis la reproduction des couleurs.
Si bien que M. Niépce, de peur de se voir devancé, a été contraint de livrer prématurément à la publicité le secret de ses expériences, avant d’avoir assuré l’avenir de la Niépçochromie, dont il est le premier inventeur, et qui, si la France est équitable pour tant de courage et d’efforts trahis, conservera un nom triplement rattaché à une des plus belles découvertes du génie national.
En ce moment, sans renoncer à ses travaux sur la couleur, M. Niépce étudie les moyens d’appliquer au papier les préparations de collodion. Il s’efforce aussi d’améliorer la litho-photographie, nouvelle application très curieuse, qui consiste à remplacer le dessin au crayon par une épreuve héliographique sur pierre, dont on tire des épreuves à l’encre par la méthode ordinaire. Ainsi la photographie, qui, comme nous l’avons vu, doit sa naissance à la lithographie, s’acquitterait avec elle en la régénérant.
On conçoit aisément qu’après avoir accompli tant de merveilles, la photographie soit devenue non seulement l’objet de l’attention des artistes et des savants, mais encore la récréation favorite des gens les plus distingués parmi les sommités du beau monde parisien. Plus d’un bel hôtel a son atelier, et il n’est guère de villa, aux environs de la capitale, où l’on ne possède un appareil avec un petit musée de famille. La plupart des artistes éminents que nous avons nommés donnent des leçons de photographie, et forment des élèves qui bientôt rivalisent avec leurs maîtres. On se disputait cet hiver les charmantes épreuves de M. de Brébisson, de M. Séguier, les paysages de M. Vigier, les sites de la Grèce de M. le baron Gros, les vues de Jérusalem de M. Ducamp, les fac-similés d’estampes de M. Benjamin Delessert, l’album de M. le comte Alexis de Lagrange, copié au pays des Mille-et-une-Nuits, ainsi que les ravissants portraits de M. le comte de Las Marismas.
Ce noble délassement finit par inspirer une véritable passion. Les pensionnats, les communautés peuvent, avec un daguerréotype et à l’aide de quelques leçons, offrir à la jeunesse des plaisirs qui laissent après eux mieux qu’un souvenir, et un gracieux monument à la place d’un regret.

V. Conclusion. — Influence de la photographie sur les arts et les sciences. — Faits curieux, etc.

On s’est beaucoup préoccupé, depuis quelques années, du rôle futur et de l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts. Les fanatiques de cette découverte s’en sont exagéré les conséquences, les détracteurs systématiques ont cherché à les ravaler. C’est à un examen sérieux des ressources et des causes matérielles d’imperfection de ce mécanisme étrange qu’il faut remonter pour en apprécier la portée véritable.
Nous n’hésitons pas à donner, au point de vue de l’art, la préférence à la photographie de papier, qui laisse plus d’initiative et met en jeu bien plus de talent, de la part du praticien, que le daguerréotype sur plaques. Ce dernier procédé se prête moins à l’illusion, et a fait, surtout dans le genre du portrait, la plus sanglante critique de ce que l’on peut appeler la vérité matérielle, ou plutôt matérialiste.
La vérité, dans l’art, ne réside point dans un calque impitoyable et inintelligent de la nature, mais dans une spirituelle interprétation. Au point de vue de l’outrageante réalité, on peut dire que les portraits daguerriens ont proclamé hautement la supériorité de la pensée et la nécessité de l’inspiration. Les rues et les quais ont été jonchés de portraitures horrifiques, exactement consciencieuses, mais peu ressemblantes. Grâce aux interprétations de la peinture, on n’aurait point soupçonné que la laideur bourgeoise pût atteindre à un si haut degré. Chacun a vu avec effroi des familles entières, groupées en liasses comme des paquets d’oignons, étaler sans goût ni discernement les costumes, les attitudes, les expressions les plus antipathiques. Il est de ces sauvageries iconographiques que l’animalier chimique du coin débite à trois ou quatre sous. C’est à faire reculer Traviès ou Daumier. Sont-ce là des portraits ? Non vraiment ! car ils ne répondent point à l’image que le modèle avait tracée dans nos souvenirs. On ne saurait trop le redire, la vérité dans les arts est idéale et procède d’une interprétation subtile.
Un photographe de mes amis obtint un jour trois portraits d’une dame, qui furent jugés ressemblants à des degrés divers par les amis du modèle. Mais il fut impossible de convaincre les personnes qui n’avaient jamais vu l’original, que ces trois épreuves représentaient une seule et même personne. L’une de ces figures était insignifiante, la seconde laide, la troisième d’une rare beauté. Où était la vérité absolue ? En dépit de leurs vanités, les faibles humains sont sujets à d’humbles crédulités qui proviennent de leur grande éducation philosophique, dont la conséquence aboutit à un doute perpétuel et à un désenchantement général. Quand ils se sont contemplés bien laids sur une plaque peinte à la mécanique : — Voilà, se sont-ils écriés avec chagrin, voilà qui est d’une vérité parfaite, car rien n’est plus laid, et une machine ne saurait mentir !
Ah ! si l’on avait pu remplacer Solon et Lycurgue par des machines ! Les admirables lois que… qu’il… — Mais ! a-t-on rien négligé pour parvenir à un résultat si fructueux ?
Pour qu’un portrait soit ressemblant et vivant, il y faut y mettre non seulement la forme et les traits, mais il faut encore y glisser un je ne sais quoi qui rappelle le caractère, l’allure habituelle et plus encore, l’idée que l’on se fait généralement de la personne représentée. Pour la peindre, il faut à la fois voir et réfléchir, se souvenir et regarder. Si le peintre a senti juste, l’image est ressemblante, fut-elle mal dessinée. Les caricatures servent de pièces à l’appui de cette assertion.
Depuis que l’on a rectifié les exagérations de la perspective par l’emploi des objectifs à long foyer, et atteint, à l’aide des substances accélératrices, la presque instantanéité des reproductions, on est parvenu, il faut le dire, à faire des portraits infiniment préférables à ceux des artistes d’un médiocre talent. Quoi de plus simple ! ces derniers interprètent mal et niaisement. Ils peuvent être bêtes, et la nature ne l’est jamais.
L’héliographie rendra service en anéantissant ces médiocrités, et en jetant un vif éclat sur la puissance des artistes éminents.
Mais, pour s’en tenir aux conditions matérielles, et démontrer que l’héliographie, à ce point de vue même, ne s’élève point à la vérité absolue, il convient d’en signaler les défauts essentiels, D’abord, l’exactitude de la perspective n’est que relative, on a corrigé, l’on n’a pas encore rectifié d’une manière complète. En second lieu, l’héliographie nous trompe quant aux rapports des tons entre eux. Elle pâlit la nuance bleue, pousse au noir le vert et le rouge, et modèle avec difficulté dans les nuances délicates du blanc. Il suffit, pour s’en convaincre, de copier par ce procédé les tableaux d’un coloris ardent : l’ordonnance des plans sera intervertie.
Ainsi, les yeux bleus seront décolorés ; les carnations fraîches et enrichies du vermillon de la jeunesse se transformeront en peaux bises et fanées ; la blancheur azurée des tempes, où les vaisseaux circulent, deviendra livide : les teints mats échapperont seuls à ces disgrâces.
Des inconvénients analogues attendent le paysagiste : les prés ou les arbres trancheront en masses noires sur les terrains ou les eaux ; les terres labourées seront trop foncées par rapport aux sables ou aux rochers, et, quant aux lointains, s’ils sont bleuis par la distance, ils seront blêmes ; s’ils sont verts, leurs tons trop soutenus les ramèneront trop en avant.
C’est ainsi que l’art, tirant son origine de ce rayonnement divin qui anime l’imagination et la pensée, reste matériellement supérieur à un mécanisme assez parfait pour reproduire la nature inerte avec une puissance remarquable.
En dépit de ces écueils, l’invention reste assez belle et assez féconde. D’abord, elle abat sous une invincible concurrence les médiocrités si nombreuses qui corrompent le goût public. Puis, elle fournit aux artistes un moyen de contrôle précieux, des enseignements si nouveaux, des documents si profitables, qu’elle contribuera forcément à élever le niveau de l’art.
Dans le domaine des applications spéculatives, l’héliographie permet de retracer les sites inconnus des contrées lointaines, de rectifier les erreurs nombreuses et vulgaires qui se sont propagées d’âge en âge à l’égard de la plupart des monuments célèbres. Grâce à l’héliographie, l’Allambrah se rapetisse, la tour de Pise relève la tête, et l’image nous démontre la cause géologique de l’inclinaison, en nous offrant une foule de bâtisses avoisinantes penchées dans le même sens.
La daguerréotypie facilite les procédés de la gravure, et donne un essor prodigieux à l’étude des idiomes perdus de l’Inde, de l’Afrique ou de l’Egypte, en répandant en tous lieux des copies exactes des hiéroglyphes ou des caractères cunéiformes tracés sur la pierre ; documents si mal et si chèrement copiés auparavant.
A la faveur de la merveilleuse découverte, les gravures rares d’autrefois, devenues introuvables, se trouveront exhumées et si admirablement reproduites, qu’il est impossible de distinguer l’original de ses copies, sur lesquelles l’instrument restitue même la teinte locale du papier séculaire. Des livres dont il reste un seul exemplaire, des titres perdus, des manuscrits précieux, des autographes peuvent ainsi revivre et se multiplier à l’infini.
Applicable sur les étoffes, la photographie fournira des tentures et des ameublements très curieux, quand on le voudra. Pour dessiner des fleurs, des insectes, des oiseaux, des objets délicats d’histoire naturelle ou de minéralogie, ce procédé est admirable. Dès à présent, on remplacerait sans grands frais les signalements ridicules des passeports par le portrait du voyageur (2). Déjà, dans quelques circonstances, des épreuves photographiques ont tenu lieu, devant la justice, de procès-verbaux, de descriptions ou d’expertises. En ce moment même une contestation élevée devant les tribunaux contre les victimes d’un sinistre et une Compagnie d’assurance, attend sa solution d’un état de lieux constaté par une épreuve daguerrienne, obtenue par MM. Macaire, le lendemain de l’incendie.
Au point de vue des sciences, déjà le daguerréotype a créé la photométrie, qui a permis de mesurer l’intensité relative des lumières sidérales ; il a fourni un moyen d’enregistrer d’une manière continue les indications du baromètre ; Il indique l’inclinaison et la déclinaison de l’aiguille aimantée (l’aiguille laisse sur le papier photogénique les traces de son passage). L’étude des races humaines, grâce à la facilité d’obtenir dans toutes les contrées des types authentiques et exempts de convention, trouvera dans la photographie un actif élément de progrès. Elle a permis aussi de fixer l’image très amplifiée des objets microscopiques, que jadis on entrevoyait à la loupe, et de créer ainsi un atlas microscopique. Il faudrait vingt ans et cinquante graveurs pour copier médiocrement les hiéroglyphes que M. Maxime Ducamp a saisis et calqués seul en quelques heures.
La photographie a exercé une influence énorme sur la chimie, sur l’optique, sur les théories relatives à la couleur, à la lumière ; elle a révélé des faits inconnus, des propriétés nouvelles des divers corps, qui conduiront à d’autres découvertes. Elle sert d’auxiliaire à l’archéologie, à la gravure, à la philologie antique, à l’histoire naturelle et à la cosmographie. Ainsi, en dehors des résultats accessibles à la foule, cette découverte a des ramifications cachées, si étendues, qu’elle préside à une révolution dans le domaine scientifique.
Pourtant, si glorieuse qu’elle soit et à quelque puissance qu’elle atteigne, elle ne prévaudra point sur l’émanation de la pensée qui vient de plus haut, et elle ne se substituera à l’art que quand l’art restera inférieur à sa mission. En dépit des efforts prodigieux de quelques artistes pour introduire l’interprétation idéale dans la photographie sur papier, qui confine de plus près à l’art, ils n’ont réussi à faire illusion, qu’à la condition de reproduire des modèles que l’intelligence humaine avait déjà animés et rendus poétiques.
Les statues, les gravures, les dessins de maîtres, les rochers sculptés par la main du Créateur qui leur a imprimé une immuable physionomie et des teintes mortes, les déserts arides, solitudes créées par des races disparues, les ruines des âges, les monuments de l’antiquité ou des siècles gothiques, ont seuls été reproduits dans toute la profondeur de leur expression, avec une ampleur d’ensemble et un suivi de détails qui défieraient la gravure. Ces décombres du passé, ces ruines, ces édifices, avaient reçu de l’art qui nous les a légués cette puissance idéale que la photographie a forcément retracée.
Mais dès qu’il s’agit d’interpréter la vie de l’homme qui pense, de l’arbre qui murmure, de la nuée qui passe, de l’herbe qui trésit, de l’enfant qui sourit et s’étonne, ou de l’eau qui miroite, l’art reprend sa supériorité. Il faut une âme pour raconter et dépeindre les œuvres de Dieu : un mécanisme admirable suffit quand le but ne s’élève pas au-delà des ouvrages des hommes.
FW
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(1) Outre l’album de l’artiste et de l’amateur, cet infatigable publiciste-héliographe à mis simultanément au jour les Mélanges photographiques, Paris-photographique, Souvenirs, Variétés photographiques, collection de gravures anciennes sur bois et autres raretés ; les Sept sacrements de Poussin, l’Art chrétien, Etudes de paysages, les Pyrénées, etc... En tout neuf ou dix ouvrages d’un très vif intérêt, et dont le commerce s’est emparé. Si M. Blanquart n’est pas le Gutenberg de la photographie, il peut à bon droit revendiquer, dans cette invention, la popularité de Faust, ou de Pierre Schœffer. Nous reproduisons ci-dessus deux des plus beaux chef-d’œuvre de l’art, photographiés par M. Blanquart-Evrard.
(2) Cette idée, que l’on vient de réinventer avec grande fanfare, était mise en avant, au mois d’août 1851, par un Marseillais jovial, M. Dodero. A la même époque, dans le journal la Lumière (numéro 20), M. F. Wey demandait l’établissement d’un bureau photographique à la banque, et dans les grands comptoirs où l’on reçoit des dépôts d’argent destinés à être rendus sur la seule constatation des signataires.

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